— Bien entendu. Le cerveau de l’homme, comme toute son anatomie, est celui qui se rapproche le plus du nôtre. C’est une chance que la nature ait mis à notre disposition un animal sur lequel nous pouvons étudier notre propre corps. L’homme nous sert à bien d’autres recherches, que tu connaîtras peu à peu… En ce moment même, nous exécutons une série extrêmement importante.
— Et qui nécessite un matériel humain considérable.
— Considérable. Cela explique ces battues que nous faisons faire dans la jungle pour nous réapprovisionner. Ce sont malheureusement des gorilles qui les organisent et nous ne pouvons les empêcher de se livrer à leur divertissement favori, qui est le tir au fusil. Un grand nombre de sujets sont ainsi perdus pour la science.
— Vraiment très regrettable, admis-je en pinçant les lèvres. Mais, pour en revenir à moi…
— Comprends-tu pourquoi j’ai tenu à garder le secret ?
— Suis-je donc condamné à passer le reste de ma vie dans une cage ?
— Non, si le plan que j’ai formé réussit. Mais il ne faut te démasquer qu’à bon escient et avec des atouts puissants. Voici ce que je te propose : dans un mois, se tiendra le congrès annuel des savants biologistes. C’est un événement considérable. Un large public y est admis et tous les représentants des grands journaux y assistent. Or l’opinion publique est chez nous un élément plus puissant que Zaïus, plus puissant que tous les orangs-outans réunis, plus puissant même que les gorilles. Ce sera là ta chance. C’est devant ce congrès, en pleine séance, qu’il te faut lever le voile ; car tu y seras présenté par Zaïus qui, je te l’ai dit, a préparé un long rapport sur toi et ton fameux instinct. Le mieux est alors que tu prennes la parole toi-même pour expliquer ton cas. La sensation créée sera telle que Zaïus ne pourra t’en empêcher. A toi de t’exprimer clairement devant l’assemblée et de convaincre la foule ainsi que les journalistes, comme tu m’as convaincue moi-même.
— Et si Zaïus et les orangs-outans s’entêtent ?
— Les gorilles, obligés de s’incliner devant l’opinion, feront entendre raison à ces imbéciles. Beaucoup sont tout de même un peu moins stupides que Zaïus ; et il y a aussi, parmi les savants, quelques rares chimpanzés que l’Académie a été obligée d’admettre à cause de leurs sensationnelles découvertes. L’un d’eux est Cornélius, mon fiancé. A lui, et à lui seul, j’ai déjà parlé de toi. Il m’a promis de s’employer en ta faveur. Bien entendu, il veut te voir auparavant et vérifier par lui-même le récit incroyable que je lui ai fait. C’est un peu pour cela que je t’ai amené ici aujourd’hui. J’ai rendez-vous avec lui et il ne devrait plus tarder. »
Cornélius nous attendait près d’un massif de fougères géantes. C’était un chimpanzé de belle allure, certainement plus âgé que Zira, mais extrêmement jeune pour un savant académicien. Dès que je l’aperçus, je fus frappé par un regard profond, d’une intensité et d’une vivacité exceptionnelles.
« Comment le trouves-tu ? » me demanda Zira en français, à voix basse.
Je connus à cette question que j’avais définitivement capté la confiance de cette guenon. Je murmurai une appréciation élogieuse et nous nous approchâmes.
Les deux fiancés s’étreignirent à la façon des amoureux du parc. Il lui avait ouvert ses bras sans m’accorder un regard. Malgré ce qu’elle lui avait dit de moi, il était évident que ma présence ne comptait pas davantage pour lui que celle d’un animal familier. Zira, elle-même, m’oublia un instant et ils échangèrent de longs baisers sur le museau. Puis elle tressaillit, se détacha vivement de lui et regarda de côté d’un air penaud.
« Chérie, nous sommes seuls.
— Je suis là, dis-je avec dignité, dans mon meilleur langage simien.
— Eh ! s’écria le chimpanzé en sursautant.
— Je dis : je suis là. Je me vois navré d’être obligé de vous le rappeler. Vos démonstrations ne me gênent pas, mais vous pourriez m’en vouloir par la suite.
— Par le diable !…» clama le savant chimpanzé. Zira prit le parti de rire et nous présenta.
« Le docteur Cornélius, de l’Académie, dit-elle, Ulysse Mérou, un habitant du système solaire, de la Terre, plus précisément.
— Je suis enchanté de faire votre connaissance, dis-je. Zira m’a parlé de vous. Je vous félicite d’avoir une fiancée aussi charmante. »
Et je lui tendis la main. Il fit un bond en arrière, comme si un serpent s’était dressé devant lui.
« C’était vrai ? murmura-t-il en regardant Zira d’un air égaré.
— Chéri, est-ce que j’ai l’habitude de te raconter des mensonges ? »
Il se ressaisit. C’était un homme de science. Après une hésitation, il me serra la main.
« Comment allez-vous ?
— Pas mal, dis-je. Encore une fois, je m’excuse d’être présenté dans cette tenue.
— Il ne pense qu’à cela, fit Zira en riant. C’est un complexe chez lui. Il ne se rend pas compte de l’effet qu’il produirait s’il était habillé.
— Et vous venez vraiment de… de… ?
— De la Terre, une planète du Soleil. »
Il n’avait certainement accordé que peu de crédit, jusqu’ici, aux confidences de Zira, préférant croire à quelque mystification. Il commença à me harceler de questions. Nous nous promenions à petits pas, eux marchant devant, bras dessus bras dessous, moi, suivant au bout de ma chaîne, pour ne pas attirer l’attention des quelques passants qui nous croisaient. Mais mes réponses excitaient sa curiosité scientifique à un degré tel qu’il s’arrêtait souvent, lâchait sa fiancée et nous nous mettions à discuter face à face avec de grands gestes, traçant des figures sur le sable de l’allée. Zira ne se fâchait pas. Elle paraissait au contraire enchantée de l’impression produite.
Cornélius se passionnait particulièrement, bien entendu, pour l’émergence de l’ homo sapiens sur la Terre et il me fit répéter cent fois tout ce que je savais à ce sujet. Ensuite, il resta longtemps songeur. Il me dit que mes révélations constituaient sans doute un document d’une importance capitale pour la science et en particulier pour lui, à une époque où il entreprenait des recherches extrêmement ardues sur le phénomène simien. D’après ce que je compris, celui-ci n’était pas pour lui un problème résolu et il n’était pas d’accord sur les théories généralement admises. Mais il devint réticent sur ce sujet et ne me dévoila pas toute sa pensée lors de cette première rencontre.
Quoi qu’il en fût, je présentais à ses yeux un intérêt capital et il aurait donné sa fortune pour m’avoir dans son laboratoire. Nous parlâmes alors de ma situation actuelle et de Zaïus, dont il connaissait la stupidité et l’aveuglement. Il approuva le plan de Zira. Il allait, lui-même, s’occuper de préparer le terrain par des allusions au mystère de mon cas, en présence de quelques-uns de ses confrères.
Quand il nous quitta, il me tendit la main sans hésitation, après avoir vérifié que l’allée était déserte. Puis il embrassa sa fiancée et s’éloigna, non sans se retourner à plusieurs reprises, pour se convaincre que je n’étais pas une hallucination.
« Un charmant jeune singe dis-je, comme nous revenions vers la voiture.
— Et un très grand savant. Avec son appui, je suis sûre que tu persuaderas le congrès.
— Zira, murmurai-je à son oreille, quand je fus installé sur la banquette arrière, je te devrai la liberté et la vie. »
Je me rendais compte de tout ce qu’elle avait fait pour moi depuis ma capture. Sans elle, je n’aurais jamais pu entrer en contact avec le monde simien. Zaïus eût été bien capable de me faire enlever le cerveau pour démontrer que je n’étais pas un être raisonnable. Grâce à elle, j’avais maintenant des alliés et pouvais envisager l’avenir avec un peu plus d’optimisme.
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