Boulle, Pierre - Le photographe
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PREMIERE PARTIE
I
La starlette se renversa en arrière, les reins arqués sûr un coussin du divan, le seul meuble qui pût donner une illusion de luxe dans une chambre d’aspect misérable. Elle croisa très haut les jambes et bomba le torse avec une application visible, comme si elle s’efforçait de faire jaillir tout son corps hors de son déshabillé. Puis, elle interrogea le photographe avec le regard d’un élève obséquieux qui quête une approbation de son maître.
« Comme ça ? ou un peu plus haut ? »
Il haussa les épaules sans répondre, d’un geste excédé. Elle parut inquiète et ajouta vivement :
« Si vous croyez que c’est mieux, je peux enlever mon soutien-gorge, »
Martial Gaur, qui l’observait depuis un moment, avec une impatience mal contenue, à travers le viseur, entra soudain dans une colère rageuse et jeta son appareil sur le divan avec une telle violence qu’elle sursauta et se recroquevilla sur ses coussins.
« Ton slip, peut-être ? Tu te fiches de moi ? Tu t’imagines que je travaille dans le porno ou tu te prends pour une vraie star qui peut tout se permettre ?
— C’est mon agent qui m’a recommandé...
— Ton agent est un Jean foutre. C’est lui qui prend les photos ou c’est moi ? Des photos suggestives, tu m’entends ?
Suggestives, on t’a appris ce que ça veut dire ? Ça ne signifie pas que tu dois te mettre à poil. »
Les lèvres de la jeune fille s’étaient gonflées en une moue enfantine. Le voyant s’approcher d’elle en grommelant encore des injures, elle eut un geste du bras comme pour parer une gifle. La colère de Martial Gaur ne résista pas à ce réflexe attendrissant. Sans transition, il changea de ton.
« La voilà qui pleure, maintenant ! Malheur ! Veux-tu te calmer. Tu vas être chouette. Je ne suis pas un ogre.
Simplement, je connais mon métier, un métier que je pratique depuis bien avant ta naissance, tu comprends ? Fais ce que je te dis et tu auras une belle photo, la plus belle que tu puisses imaginer, je te le promets, une photo qui t’attirera des millions d’admirateurs, qui sera reproduite dans tous les magazines du monde et qui alléchera les producteurs de trois ou quatre continents, là. C’est la première fois que tu poses ainsi, n’est-ce pas ? Alors, fais-moi confiance. Réserves-en un peu pour plus tard. Laisse-moi t’arranger. »
Il rabattit un peu son déshabillé, la força à baisser une jambe, puis se recula pour l’examiner, le sourcil froncé.
« Ça pourra aller. Mais maintenant, il faut attendre que la fontaine soit tarie. Mouche-toi et refais ton maquillage... sans exagération. Il faut suggérer, je te dis. Vous êtes toutes les mêmes.
— Je ferai ce que vous voudrez.
— Ça vaudra mieux. »
Elle esquissa un sourire à travers ses larmes et s’assit au fond de la pièce, devant une table branlante qui lui servait de coiffeuse. Il la regarda un instant, passa machinalement son doigt sur un meuble, le retira noir de poussière, haussa encore les épaules et se mit à arpenter la chambre les mains derrière le dos, tandis qu’elle lui lançait des coups d’œil craintifs. Intimidée maintenant par son silence, elle tenta de renouer la conversation et, remarquant sa démarche mal assurée, lui demanda.
« Vous boitez ? Vous vous êtes fait mal à la jambe ? »
Elle n’en ratait pas une ! Il faillit céder à un nouvel accès de colère, mais il se contint et eut simplement un petit rire amer.
« Assez mal. Regarde. »
Il releva le bas de son pantalon et lui montra l’amorce de la jambe artificielle, au-dessus de la chaussette. Elle rougit de confusion.
« Oh ! Pardon. Excusez-moi. Je suis désolée.
— Il n y a pas de quoi. Ne recommence pas à chialer tout de même. Cela ne date pas d’hier.
— Vous avez eu un accident ?
— Un accident, si tu veux, à une époque où je ne me contentais pas de photographier des bébés comme toi et où mon métier m’entraînait dans des coins dangereux. »
Il resta un long moment assombri et muet, tandis qu’elle clignait des yeux devant son miroir. Il parut enfin se réveiller.
« Tu es prête ? Fais-toi voir. Ça pourra aller. Fais-moi un sourire... pas un sourire de vache, un sourire humain, si tu peux. »
Elle lui obéit. Elle acceptait sans regimber sa brutalité et le tutoiement, qu’il employait, lui, d’une manière tout à fait naturelle, avec seulement une très légère nuance de mépris, comme s’il avait eu affaire à un enfant en bas âge, ou plutôt à un animal, un jeune animal qu’il devait dresser pour lui faire jouer un certain rôle, en lui interdisant toute initiative déplacée.
Il s’agissait entre eux d’une relation d’artiste à sujet, qui devint encore plus évidente dans la scène qui suivit, où il déploya toutes les ressources de son expérience pour lui faire adopter la pose qu’il désirait obtenir d’elle. Il la prit par la main, la fit coucher sur le divan, releva lui-même ses jambes, fixant la limite à ne pas dépasser d’une tape autoritaire et, en s’y reprenant à plusieurs fois, régla l’angle de son corsage à l’ouverture voulue. Pendant toute la durée de cette préparation, il avait des gestes d’une douceur presque maternelle, parfois interrompus par de brusques sursauts d’impatience quand l’effet recherché se refusait à naître.
Ce
cliché,
destiné
sans
doute
à
une
revue
cinématographique, était certes d’une écœurante banalité, mais il ne doit pas y avoir de sujet trivial pour le véritable artiste. Le vieux Tournette, qui avait été le maître de Martial Gaur en matière de photographie, lui enseignait autrefois ce précepte et le lui répétait encore bien souvent. Celui-ci l’avait adopté, et s’y accrochait même avec une sorte de ferveur désespérée, comme à un dogme religieux, depuis que son infirmité l’obligeait à se limiter à de tels sujets.
Sous la critique de son œil pointilleux et la direction de ses doigts agiles, la starlette jouait pour lui un rôle important, certes, mais guère plus que l’éclairage, le divan et le vase de fleurs qu’elle avait jugé bon de placer à son côté. Pas une seule rois il ne se laissa distraire du but à atteindre (une pose satisfaisante) par le tableau à la fois attendrissant et affriolant qu’offrait la jeune fille demi-nue, étendue sur les coussins, les joues marquées par l’émoi de sa récente algarade et visiblement soumise à toutes ses volontés.
Il allait et venait, le sourcil froncé, les muscles tendus par le souci constant de ne négliger aucun détail pouvant contribuer à la valeur de l’image, pris par son métier jusqu’à en oublier sa jambe artificielle, qui le faisait parfois trébucher sur le méchant tapis. Une cuisse rebelle lui donna beaucoup de tracas et mit sa patience à l’épreuve. Elle ne parvenait pas à s’inscrire dans l’ensemble d’une manière naturelle, s’obstinant à accaparer tous les rayons de lumière ou, au contraire, à se noyer dans la pénombre, projetant une note incongrue dans l’harmonie qu’il cherchait à créer. Il passa un temps infini à lui trouver une position satisfaisante, la manipulant d’abord avec douceur, puis la tordant sans ménagement jusqu’à faire sourdre de nouvelles larmes dans les yeux de la fille. Il ne la lâcha que pour saisir un sein indocile d’une main exaspérée et en limiter brutalement le relief, qui tendait à échapper aux impératifs d’un art rigoureux.
Il abandonnait parfois le corps étendu, croyant avoir atteint la composition idéale, et bondissait vers son appareil, maintenant fixé sur son support, aussi vite que le lui permettait sa malheureuse jambe. Il observait le tableau à travers le viseur, laissait échapper une exclamation de dépit et revenait avec la même précipitation vers le sujet, pour rectifier un détail qui lui paraissait soudain inadmissible.
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