Je me résignai et me laissai entraîner avec docilité. Nous sortîmes. Le concierge de l’Institut, un gros gorille revêtu d’un uniforme, nous laissa passer en m’observant d’un œil curieux, après avoir salué Zira. Sur le trottoir, je chancelai un peu, étourdi par le mouvement et ébloui par l’éclat de Bételgeuse, après plus de trois mois d’internement. J’aspirai l’air tiède à pleins poumons ; en même temps, je rougissais de me sentir nu. Je m’y étais accoutumé dans ma cage ; mais ici, je me trouvais grotesque et indécent, sous les yeux des passants-singes qui me dévisageaient avec insistance. Zira avait catégoriquement refusé de me vêtir, soutenant que j’aurais été encore plus ridicule habillé, ressemblant alors à l’un de ces hommes savants que l’on montre dans les foires. Elle avait sans doute raison. En fait, si les passants se retournaient, c’est bien parce que j’étais un homme, et non pas un homme nu, une espèce qui suscitait dans les rues la même sorte de curiosité qu’un chimpanzé dans une cité française. Les adultes passaient leur chemin après avoir ri. Quelques enfants singes s’attroupèrent autour de moi, ravis du spectacle. Zira me tira vite vers sa voiture, me fit monter sur le siège arrière, s’installa à la place du conducteur et me pilota à petite allure dans les rues.
La ville – capitale d’une importante région simienne – je l’avais seulement entrevue à mon arrivée, et il fallait bien me résigner maintenant à la voir peuplée de singes piétons, de singes automobilistes, de singes commerçants, de singes affairés et de singes en uniforme préposés au maintien de l’ordre. Ceci admis, elle ne me produisit pas une impression extraordinaire. Les maisons étaient semblables aux nôtres ; les rues, assez sales, comme nos rues. La circulation était moins dense que chez nous. Ce qui me frappa le plus, ce fut la façon dont les piétons traversaient les voies. Il n’y avait pas pour eux de passages cloutés, mais des chemins aériens, constitués par un treillis métallique à larges mailles, auquel ils s’accrochaient de leurs quatre mains. Tous étaient chaussés de gants en cuir souple, qui n’empêchaient pas la préhension.
Quand elle m’eut bien promené, de façon à me donner une idée d’ensemble de la ville, Zira arrêta sa voiture devant une haute grille, à travers laquelle on distinguait des massifs de fleurs.
« Le parc, me dit-elle. Nous allons pouvoir marcher un peu. J’aurais voulu te montrer d’autres choses, nos musées, par exemple, qui sont remarquables ; mais cela n’est pas encore possible. »
Je l’assurai que j’étais enchanté de me dégourdir les jambes.
« Et puis, ajouta-t-elle, ici nous serons tranquilles. Il n’y a que peu de monde et il est temps que nous ayons une conversation sérieuse. »
« Tu ne te rends pas compte, je crois, des dangers que tu cours chez nous ?
— J’en ai déjà connu quelques-uns ; mais il me semble que si je me démasquais, et je peux le faire maintenant en donnant des preuves, les singes devraient m’admettre comme leur frère spirituel.
— C’est là où tu es dans l’erreur. Écoute-moi…»
Nous nous promenions dans le parc. Les allées étaient presque désertes et nous n’avions guère rencontré que quelques couples d’amoureux, chez qui ma présence n’excitait qu’une brève curiosité. Moi, par contre, je les observais sans vergogne, bien décidé à ne laisser échapper aucune occasion de m’instruire sur les mœurs simiennes.
Ils marchaient à petits pas, se tenant par la taille, la longueur de leurs bras faisant de cet enlacement un réseau serré et compliqué. Ils s’arrêtaient souvent au détour d’une allée pour échanger des baisers. Parfois aussi, après avoir jeté un regard furtif autour d’eux, ils agrippaient les basses branches d’un arbre et quittaient le sol. Ils faisaient cela sans se séparer, s’aidant chacun d’un pied et d’une main avec une aisance que je leur enviais, et disparaissaient bientôt dans le feuillage.
« Écoute-moi, dit Zira. Ta chaloupe – je lui avais expliqué en détail comment nous étions parvenus jusqu’à la planète – ta chaloupe a été découverte ; du moins, ce qu’il en reste après sa mise à sac. Elle excite la curiosité de nos chercheurs. Ils ont reconnu qu’elle n’a pu être fabriquée chez nous.
— Construisez-vous des engins analogues ?
— Pas d’aussi perfectionnés. D’après ce que tu m’as appris, nous sommes encore bien en retard sur vous. Nous avons cependant déjà lancé des satellites artificiels autour de notre planète, le dernier étant même occupé par un être vivant : un homme. Nous avons dû le détruire en vol, faute de pouvoir le récupérer.
— Je vois, fis-je rêveur. Les hommes vous servent aussi pour ce genre d’expérience.
— Il le faut bien… Donc, ta fusée a été découverte.
— Et notre vaisseau, qui gravite depuis deux mois autour de Soror ?
— Je n’ai rien entendu à ce sujet. Il a dû échapper à nos astronomes ; mais ne m’interromps pas constamment. Certains de nos savants ont émis l’hypothèse que l’engin vient d’une autre planète et qu’il était habité. Ils ne peuvent aller plus loin et imaginer que des êtres intelligents aient une forme humaine.
— Mais il faut le leur dire, Zira ! m’écriai-je. J’en ai assez de vivre prisonnier, même dans la plus confortable des cages, même soigné par toi. Pourquoi me caches-tu ? Pourquoi ne pas révéler la vérité à tous ? »
Zira s’arrêta, regarda autour de nous et posa la main sur mon bras.
« Pourquoi ? C’est uniquement dans ton intérêt que j’agis ainsi. Tu connais Zaïus ?
— Certes. Je voulais te parler de lui. Et alors ?
— As-tu remarqué l’effet produit sur lui par tes premiers essais de manifestation raisonnable ? Sais-tu que j’ai essayé cent fois de le sonder à ton sujet et de suggérer – oh ! avec quelle prudence ! – que tu n’étais peut-être pas une bête, malgré les apparences ?
— J’ai vu que vous aviez de longues discussions et que vous n’étiez pas d’accord.
— Il est têtu comme une mule et stupide comme un homme ! éclata Zira. Hélas ! c’est le cas de presque tous les orangs-outans. Il a décrété une fois pour toutes que tes talents s’expliquent par un instinct animal très développé, et rien ne le fera changer d’avis. Le malheur, c’est qu’il a déjà préparé une longue thèse sur ton cas, où il démontre que tu es un homme savant, c’est-à-dire un homme qui a été dressé à accomplir certains actes sans les comprendre, probablement au cours d’une captivité antérieure.
— Le stupide animal !
— Certes. Seulement, il représente la science officielle et il est puissant. C’est une des plus hautes autorités de l’Institut et tous mes rapports doivent passer par lui. J’ai acquis la conviction qu’il m’accuserait d’hérésie scientifique si j’essayais de révéler la vérité sur ton cas, comme tu le désires. Je serais renvoyée. Cela n’est rien, mais sais-tu alors ce qui pourrait t’advenir ?
— Quel sort est plus pitoyable que la vie dans une cage ?
— Ingrat ! Tu ne sais donc pas que j’ai dû déployer toute ma ruse pour l’empêcher de te faire transférer à la section encéphalique ? Rien ne pourrait le retenir si tu t’obstinais à prétendre être une créature consciente.
— Qu’est-ce que la section encéphalique ? demandai-je, alarmé.
— C’est là que nous pratiquons certaines opérations très délicates sur le cerveau : greffes ; recherche et altération des centres nerveux ; ablation partielle et même totale.
— Et vous faites ces expériences sur des hommes !
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