— Le Dr Takagishi était un homme très bon et sensé qui se passionnait pour son travail, dit Nicole. Juste avant le lancement, je suis allée lui rendre visite au Japon, et il m’a confié qu’il rêvait depuis toujours d’explorer le deuxième vaisseau raméen.
— Je suis atterré qu’il ait connu une fin aussi épouvantable, répondit Richard. Cette pieuvre, ou une de ses copines, a dû le porter chez le taxidermiste sitôt après l’avoir tué. Ces monstres n’ont en tout cas pas perdu de temps pour exposer leur trophée.
— Je ne crois pas qu’ils soient responsables de sa mort. Je suis peut-être naïve, mais rien de ce que j’ai pu voir dans… dans sa dépouille ne démontre qu’il a été assassiné.
— Vous pensez qu’il est mort de peur ? rétorqua Richard sur un ton sarcastique.
— Oui. Disons que c’est une possibilité.
Elle consacra les cinq minutes suivantes à l’informer des problèmes cardiaques de leur collègue.
— Vous me surprenez, déclara ensuite Richard. Je découvre que je me suis trompé sur toute la ligne en ce qui vous concerne. Je vous aurais crue plus respectueuse des règlements. Je pensais que vous les appliquiez à la lettre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que vous pourriez y faire une entorse et que vous étiez compréhensive à ce point.
— Croyez bien que je le regrette. Si j’avais été un peu plus stricte, Takagishi vivrait toujours auprès des siens, à Kyoto.
— Et vous l’auriez privé de l’expérience la plus exaltante de toute son existence… ce qui m’amène à vous poser une question pleine d’intérêt, mon cher docteur. Alors que nous restons ici à deviser de choses et d’autres, vous avez sans doute conscience que nos chances de rejoindre nos compagnons sont des plus minces. Il est probable que nous n’en reverrons pas un seul. Que ressentez-vous ? Quelle est votre attitude face à la mort… la vôtre ou celle d’un tiers ?
Surprise, elle le dévisagea et essaya en vain d’interpréter son expression.
— Je n’ai pas peur, si c’est ce que vous voulez dire. En tant que médecin j’ai eu maintes occasions d’y réfléchir, et comme j’ai perdu ma mère très jeune c’est un sujet qui me préoccupe depuis l’enfance.
Elle s’interrompit un court instant.
— J’aimerais être encore de ce monde quand Geneviève sera devenue une adulte, pour voir grandir mes petits-enfants. Mais rester en vie n’est pas le plus important. L’existence ne vaut la peine d’être vécue que si elle possède une certaine qualité. Et il faut pour cela accepter de courir des risques… Ne trouvez-vous pas que j’ai une fâcheuse tendance à m’écarter du sujet ?
— Si, mais j’apprécie énormément la tournure que prennent vos propos. Vous venez de prononcer le mot clé. Qualité… Avez-vous déjà songé au suicide ?
— Non, jamais. Il existe en toutes circonstances des raisons de se raccrocher à la vie.
Il n’a pas posé cette question simplement pour alimenter la conversation, se dit-elle avant d’ajouter :
— Et vous ? Avez-vous envisagé une telle solution quand vous aviez maille à partir avec votre père ?
— Ça peut paraître étrange, mais la réponse est non. Les coups que j’ai reçus n’ont pas ébranlé mon goût pour les plaisirs de la vie. Il me restait bien trop de choses à apprendre, et je savais que je lui survivrais et deviendrais un jour indépendant.
Il fit une longue pause, avant d’ajouter :
— Mais j’ai sérieusement envisagé de me suicider à une autre période de ma vie. Ma souffrance et ma colère étaient alors si grandes que je ne croyais pas pouvoir les supporter.
Il se tut, perdu dans ses pensées. Nicole attendit, avec patience. Finalement, elle le prit par le bras.
— Eh bien, cher patient, il faudra m’en parler un de ces jours, dit-elle sur un ton désinvolte. Nous n’avons pas pour habitude de confier nos secrets, vous et moi, mais nous apprendrons peut-être à le faire avec le temps. Je vais donner le coup d’envoi en vous révélant pourquoi je suis certaine que nous survivrons si nous allons sans plus attendre explorer le secteur de l’esplanade est.
Nicole n’avait jamais parlé – pas même à son père – du « voyage » qu’elle avait effectué à sept ans, pendant le Poro. Non seulement elle raconta à Richard cette expérience mais elle l’informa aussi de la visite d’Omeh à Rome, des prophéties sénoufos sur la « femme sans compagnon » qui disséminerait sa progéniture « parmi les étoiles », et des détails de la vision qu’elle avait eue après avoir bu l’Eau de la Sagesse au fond du puits.
Il en resta sans voix. Tout cela était si étranger à son univers mathématique qu’il se demandait quelle attitude adopter. Il se contentait de la fixer, déconcerté. Finalement, gêné par son silence, il avoua :
— Je ne sais quoi dire…
Elle couvrit ses lèvres avec deux doigts.
— En parler serait prématuré. Je lis votre réaction sur votre visage. Nous en discuterons demain, quand vous aurez disposé d’un temps de réflexion.
Elle bâilla, regarda sa montre et prit son sac de couchage qu’elle déroula sur le sol.
— Je suis morte de fatigue, ajouta-t-elle. Il n’y a rien de tel qu’une petite frayeur pour provoquer une sérieuse baisse de forme. On se reverra dans quatre heures.
* * *
— Nous avons débuté les recherches il y a une heure et demie, grommela Richard qui commençait à s’impatienter. Regardez cette carte. Il n’existe pas un seul endroit situé dans un rayon de cinq cents mètres autour du centre de l’esplanade où nous ne sommes pas passés au moins deux fois.
— Alors, c’est que nous avons fait une erreur quelque part. Il y avait trois sources de chaleur, dans ma vision.
Elle le vit se renfrogner et se hâta d’ajouter :
— Prenons un autre argument, si vous préférez. Pourquoi dénombrerait-on trois esplanades et seulement deux refuges souterrains ? Je vous ai entendu dire que les Raméens respectent toujours une certaine logique.
Ils s’étaient arrêtés devant un dodécaèdre.
— Autre chose, fit Richard. À quoi peuvent bien servir tous ces polyèdres ? On en trouve dans chaque secteur et les trois plus importants se dressent sur les places… Attendez une minute.
Il regarda l’étrange bâtiment puis le gratte-ciel situé juste en face et le reste de l’esplanade.
— Est-ce possible ? Non, certainement pas. Il remarqua que Nicole le dévisageait.
— Je viens d’avoir une idée, expliqua-t-il avec enthousiasme. Elle vous paraîtra sans doute complètement farfelue… mais vous rappelez-vous les dauphins du P r Bardolini et ses matrices progressives ? Les Raméens n’ont-ils pas pu reproduire ici même, dans New York, des ensembles qui diffèrent de façon subtile d’un lieu à l’autre, d’un secteur au suivant ? Ce n’est pas plus difficile à admettre que vos visions, en tout cas.
Il s’était déjà agenouillé pour consulter les plans de la ville.
— Pourriez-vous me prêter votre ordinateur ? demanda-t-il quelques secondes plus tard. Il devrait me permettre d’en terminer plus vite.
Richard Wakefield resta assis pendant des heures devant les deux appareils. Lorsqu’il accepta de faire une pause et de déjeuner avec Nicole, il lui expliqua que l’emplacement du troisième accès au sous-sol ne pourrait sans doute être déterminé que grâce à une parfaite compréhension des rapports géométriques existant entre les trois places, les divers polyèdres et les gratte-ciel dressés en face de leurs facettes principales dans chacun des secteurs. Deux heures avant la nuit, il courut dans une section adjacente pour compléter les cartes stockées dans les mémoires de leurs ordinateurs.
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