Nicole Desjardins se posait les mêmes questions. Elle avait rempli les formulaires requis en cas de décès dans l’espace et scellé le cadavre dans un cercueil sous vide remisé au fond de la soute du vaisseau militaire. Elle avait rédigé et archivé son rapport sur l’accident. O’Toole, Sabatini et Tabori en avaient fait autant. Une seule omission pouvait être relevée dans cette masse de documents. Janos s’était abstenu de préciser qu’il avait voulu atteindre le boîtier de commande au début de la manœuvre effectuée par Rama. Sur l’instant, Nicole n’y accorda pas d’importance.
Les téléconférences avec les responsables de l’A.S.I. furent pénibles. Nicole dut répondre maintes fois aux mêmes questions stupides et puiser dans sa réserve de patience pour ne pas perdre son calme. Elle s’attendait un peu à entendre Francesca insinuer que l’équipe médicale avait fait preuve d’incompétence, mais lors de son reportage la journaliste italienne relata l’accident sans s’autoriser le moindre commentaire.
L’officier des Sciences de la vie lui accorda une brève interview en précisant qu’elle avait été horrifiée en découvrant que du sang emplissait l’incision, puis Francesca se retira dans sa cabine pour prendre du repos. Mais Nicole ne s’accorda pas ce luxe. Elle s’efforça de reconstituer les instants critiques de l’intervention. Aurait-elle pu sauver Borzov ? Pour quelle raison RoChir ne s’était-il pas arrêté ?
Si ses algorithmes de sécurité avaient été défectueux ils n’auraient pu passer avec succès les tests rigoureux effectués avant leur départ. Il s’était donc produit une erreur humaine, une négligence (avaient-ils dans leur hâte oublié d’initialiser un des paramètres ?) ou un accident au cours des trente secondes de chaos. Sa recherche infructueuse d’une explication et sa profonde lassitude se conjuguèrent pour la plonger dans un état dépressif avant que le sommeil n’eût finalement raison d’elle. Un seul terme de cette équation était évident à ses yeux. Un homme venait de mourir et elle en portait la responsabilité.
Le jour suivant fut encore plus éprouvant. L’A.S.I. poursuivait son enquête et les cosmonautes furent soumis à un contre-interrogatoire interminable. On demanda à Nicole si elle n’était pas ivre lors des faits. Certaines questions étaient si insultantes qu’elle perdit patience.
— Écoutez ! s’exclama-t-elle. Je vous ai déjà dit quatre fois que j’avais bu deux verres de vin et un de vodka trois heures auparavant. J’ai admis que je n’aurais pas bu d’alcool si j’avais su qu’il me faudrait procéder à une intervention chirurgicale. J’ai même reconnu que les officiers des Sciences de la vie devraient à tour de rôle s’abstenir de toute boisson forte. Mais il est facile de tenir de tels propos après coup. Je maintiens mes déclarations précédentes. Mes capacités mentales et physiques n’étaient pas amoindries.
De retour dans sa cabine, elle essaya de déterminer pourquoi RoChir avait poursuivi l’opération malgré ses sécurités internes. Selon le Guide de l’utilisateur deux systèmes de capteurs indépendants auraient dû adresser des messages d’erreur au microprocesseur central. L’accéléromètre aurait dû l’informer qu’il ne pouvait poursuivre l’intervention à cause de cette force latérale. Les caméras stéréoscopiques auraient dû indiquer que la scène observée ne correspondait pas à celle prévue. Mais pour une raison inconnue rien n’avait arrêté RoChir. Que s’était-il passé ?
Il lui fallut près de cinq heures pour biffer la possibilité d’une défaillance du logiciel ou du matériel. Elle dut pour cela comparer ses algorithmes avec ceux de la version standard testée avant le lancement et analyser les images stéréoscopiques et les données fournies par l’accéléromètre au cours des secondes qui avaient suivi l’embardée du vaisseau. Toutes les informations avaient été reçues par le microprocesseur central, qui aurait dû interrompre aussitôt l’intervention. Il ne l’avait pas fait. Pourquoi ? Il ne restait qu’une possibilité : RoChir avait été commuté sur manuel après le chargement du logiciel et avant le drame.
Nicole ne pouvait aller plus loin. Ses connaissances en informatique lui permettaient seulement de s’assurer que le programme était identique au modèle standard. Déterminer si – et éventuellement quand – des instructions avaient été modifiées relevait de la compétence d’un informaticien connaissant le langage machine et capable d’interpréter tous les octets mis en mémoire pendant l’intervention. Son enquête resterait en suspens tant qu’elle ne trouverait personne à même de l’aider. Tu devrais renoncer, lui conseilla une voix intérieure. C’est impossible, rétorqua une autre voix. Pas avant de connaître avec certitude les causes de la mort du général. À la base de son désir d’apprendre la vérité se tapissait un besoin désespéré d’obtenir la preuve qu’elle n’était pas responsable de son décès.
Elle se détourna du terminal et s’effondra sur son lit. Elle se rappela sa surprise lorsqu’elle avait étudié l’appendice de Borzov pendant les trente secondes réservées à l’examen visuel. Il était normal, pensa-t-elle. Sans raison particulière, elle retourna s’asseoir devant l’ordinateur et consulta les analyses du diagnosticien électronique. Elle ne jeta qu’un regard aux mots APPENDICITE PROBABLE À 92 % pour s’intéresser aux autres possibilités. La suivante était une RÉACTION À UNE SUBSTANCE STUPÉFIANTE, avec un taux de probabilités de quatre pour cent. Elle demanda un affichage différent, une évaluation des causes de tels symptômes en biffant l’hypothèse d’une appendicite.
Les résultats apparurent presque aussitôt sur le moniteur. Nicole se renfrogna. Analysées de cette façon, les données fournies par les sondes de Borzov laissaient apparaître soixante-deux pour cent de probabilités pour que la crise fût causée par une drogue. Elle n’eut pas le temps d’approfondir la question qu’on frappa à la porte.
— Entrez, dit-elle sans interrompre son travail.
Elle se tourna et vit Irina Turgenyev sur le seuil de sa cabine. La pilote soviétique attendit un moment avant de déclarer :
— Ils m’ont chargée de venir vous chercher.
Elle ne se débarrassait de sa timidité qu’avec les autres Européens de l’Est : Tabori et Borzov.
— L’équipage s’est réuni dans le salon.
Nicole sauvegarda les données dans un fichier temporaire et alla la rejoindre dans la coursive.
— Dans quel but ? s’enquit-elle.
— Un problème d’organisation, répondit Irina sans entrer dans les détails.
Reggie Wilson et David Brown étaient plongés dans une vive discussion, quand les deux femmes atteignirent le salon.
— Dois-je comprendre que selon vous Rama aurait à dessein manœuvré à cet instant précis ? demandait le Dr Brown sur un ton sarcastique. Alors, dites-nous comment une masse de métal sans âme pouvait savoir que le général Borzov subissait une appendicectomie. Et pendant que vous y êtes, expliquez-nous pourquoi ce vaisseau supposé malveillant nous a permis de nous poser sur sa coque sans rien tenter pour nous dissuader de mener notre mission à bon terme.
Reggie Wilson parcourut la pièce du regard, en quête d’un soutien.
— Vous sombrez à nouveau dans le byzantinisme, docteur Brown, rétorqua-t-il avec une frustration évidente. Vos propos ne paraissent logiques qu’en surface. Et je ne suis pas le seul à trouver cette coïncidence troublante. Irina Turgenyev est revenue parmi nous. C’est elle qui m’a suggéré une telle possibilité la première.
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