Le Dr Brown salua les deux femmes. Le ton autoritaire sur lequel il posait ses questions indiquait qu’il menait les débats.
— Est-ce exact, Irina ? demanda-t-il. Pensez-vous comme Wilson que Rama a procédé à ces manœuvres pendant l’opération du général dans le but de nous intimider ?
Turgenyev et Yamanaka étaient les moins prolixes des cosmonautes. Intimidée par l’attention qu’on lui portait, la femme marmonna :
— Non.
— Mais quand nous en avons discuté hier soir… protesta Wilson.
— Nous perdons notre temps, l’interrompit David sur un ton péremptoire. Tant ici que sur Terre, nous sommes pratiquement tous convaincus qu’il s’agit d’une simple coïncidence si Rama a manœuvré pendant l’intervention. Et nous avons à débattre de sujets autrement importants. J’aimerais demander à l’amiral Heilmann de nous parler du problème posé par le décès de notre commandant.
Otto Heilmann se leva et consulta ses notes.
— Selon les procédures prévues, en cas de disparition ou d’incapacité de leur commandant les membres de l’expédition doivent terminer toutes les opérations en cours en respectant les instructions précédemment reçues. Ensuite, il est prévu d’attendre que la Terre nomme un nouveau responsable.
David Brown reprit la parole :
— L’amiral Heilmann et moi-même avons discuté de notre situation et conclu qu’il existait des raisons de s’inquiéter. Les pontes de l’A.S.I. ne songent qu’à tirer au clair les circonstances du décès du général Borzov, pas à le remplacer. Lorsqu’ils se pencheront sur ce problème, il leur faudra sans doute plusieurs semaines pour parvenir à une décision. N’oublions pas que ces bureaucrates ont pour principe de prendre leur temps et qu’ils n’ont pu arriver à un consensus lorsqu’il était question de désigner un suppléant à Borzov.
Il fit une pause pour laisser à l’assistance le temps d’assimiler ses déclarations.
— Otto estime que nous ne devrions pas attendre, ajouta le Dr Brown. Il suggère de mettre en place une nouvelle structure de commandement puis de la proposer à l’A.S.I. sous forme de recommandation. Il pense que nos supérieurs accepteront pour éviter d’interminables débats.
— L’amiral Heilmann et le Dr Brown sont venus m’en parler, intervint Janos Tabori. Ils ont mis l’accent sur le fait qu’il est urgent de débuter l’exploration de Rama et proposé une structure de commandement que j’ai trouvée sensée. Étant donné qu’aucun d’entre nous ne possède l’expérience du général Borzov, nous devrions nommer deux chefs, par exemple l’amiral Heilmann et le Dr Brown. Otto se chargerait des questions militaires et techniques et le Dr Brown organiserait notre exploration de Rama.
— Et qu’adviendra-t-il si nos chefs sont d’un avis contraire ou si leurs prérogatives empiètent sur les mêmes domaines ? voulut savoir Richard Wakefield.
— En cas de différend, la question sera soumise au vote de tous les membres de l’expédition, répondit Heilmann.
— N’est-ce pas formidable ? demanda Reggie Wilson qui bouillait de colère.
Il posa le clavier dont il se servait pour prendre des notes et se leva afin de s’adresser aux autres cosmonautes :
— Brown et Heilmann se sont découvert les mêmes préoccupations et ont imaginé une structure de commandement idéale qui leur permettrait de se partager tous les pouvoirs. Suis-je le seul à trouver que ce n’est pas très catholique ?
— Allons, Reggie, intervint Francesca Sabatini en posant son caméscope. Cette proposition est logique. Le Dr Brown est le doyen des scientifiques et l’amiral Heilmann a été le collègue et l’ami de Valeriy Borzov pendant de nombreuses années. Aucun de nous ne connaît tous les aspects de la mission et ce partage des devoirs représenterait…
Il était difficile pour Reggie Wilson de tenir tête à Francesca, mais il l’interrompit au milieu de sa phrase.
— Je ne soutiens pas ce point de vue. Nous ne devrions avoir qu’un seul chef. Et d’après ce que j’ai pu constater depuis que je fais partie de cette équipe un seul d’entre nous pourrait faire l’unanimité. Je parle du général O’Toole.
Il désigna son compatriote puis conclut :
— Si nous sommes toujours en démocratie, je vote pour lui.
Reggie se rassit. Tous parlaient en même temps et David Brown essaya de rétablir le calme.
— S’il vous plaît, s’il vous plaît, il faut traiter un sujet à la fois. Voulons-nous placer l’A.S.I. devant le fait accompli ? C’est seulement après nous être prononcés sur ce point, et si la réponse est positive, que nous devrons désigner nos chefs.
— Je n’ai pas étudié la question avant cette réunion, déclara Richard Wakefield, mais je préférerais laisser la Terre à l’écart de tout ceci. Ces bureaucrates ignorent tout de notre vie à bord. Plus important, ils ne sont pas dans un appareil posé sur la coque d’un vaisseau extraterrestre à l’intérieur de l’orbite de Vénus. Nous subirons les conséquences d’une mauvaise décision et c’est à nous que revient le choix de notre système de commandement.
Tous désiraient prendre l’A.S.I. de vitesse, sauf peut-être Wilson.
— La question est réglée, dit Otto Heilmann quelques minutes plus tard. Nous devons à présent désigner nos chefs. On a suggéré que les responsabilités soient partagées entre le Dr Brown et moi-même. Reggie Wilson est favorable au commandement unique du général Michael O’Toole. Quelqu’un a-t-il des remarques ou des suggestions à avancer ?
Tous restèrent muets une dizaine de secondes.
— Excusez-moi, dit alors O’Toole, mais je souhaiterais faire quelques observations.
Tous lui prêtèrent attention. Wilson avait vu juste, ce militaire obsédé par la religion (une passion qu’il n’obligeait personne à partager) bénéficiait du respect de tous les cosmonautes.
— Nous devons avant tout veiller à ne pas perdre l’esprit d’équipe acquis au cours de l’année écoulée. À ce stade, une élection contestée ne pourrait que nous diviser. En outre, ce n’est ni important ni nécessaire. Quelle que soit l’identité de notre chef, ou de nos chefs, chacun de nous connaît son travail et le fera consciencieusement.
Des hochements de tête approuvèrent ses propos.
— J’ignore ce que nous devrons faire une fois dans Rama, ajouta-t-il. Ma formation me permet de m’occuper des deux vaisseaux du module Newton, de jauger une menace militaire éventuelle et de servir d’agent de liaison à bord. Mais je ne suis pas qualifié pour assumer la responsabilité de cette expédition.
Reggie Wilson allait pour l’interrompre mais il continua sur sa lancée.
— En conséquence, je soutiens la proposition de Heilmann et de Brown et propose de reprendre au plus tôt notre mission… autrement dit l’exploration de ce léviathan extraterrestre venu des étoiles.
* * *
À la fin de la réunion les deux nouveaux chefs annoncèrent qu’une ébauche du projet de première sortie serait présentée le lendemain matin. Nicole retourna dans sa cabine. Elle s’arrêta en chemin pour frapper à la porte de Janos Tabori. Son assistant ne répondit pas. Elle frappa encore et l’entendit crier :
— Qui est là ?
— C’est moi, Nicole.
— Entrez.
Elle fut surprise par le froncement de sourcils de l’homme allongé sur le petit lit.
— Que vous arrive-t-il ? s’enquit-elle.
— Oh, ce n’est rien ! Une simple migraine.
— Avez-vous pris quelque chose ?
— Non. C’est sans gravité. Que puis-je pour vous ? Il avait posé cette question sur un ton agressif.
Nicole en resta déconcertée. Elle aborda la raison de sa visite avec circonspection.
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