— C’est parfaitement exact. Qu’elle reste dans son moyeu à s’occuper de la Sorcière. On se revoit dans un kilorev. »
Chris la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse : il crut la voir s’arrêter pour leur faire signe mais il n’en était pas sûr. On ne distingua plus bientôt que la lueur tressautante des trois oiseaux-luire qu’elle transportait dans une cage d’osier, puis cette lueur disparut à son tour.
* * *
Le lait de Gaïa était effectivement amer et plus encore avec le départ de Robin. Son goût changeait certes légèrement d’un jour à l’autre mais c’était loin de suffire au besoin de variété qui tenaillait Chris. Au bout d’un hectorev, il avait déjà des haut-le-cœur rien qu’à y penser et il en venait à se demander s’il ne valait pas mieux se laisser crever de faim que de se sustenter avec cette saleté répugnante.
Il partait fureter alentour aussi souvent que possible, tout en ayant soin de ne jamais laisser Valiha seule trop longtemps.
Lors de ces expéditions, il amassait du bois et, de temps à autre, ramenait l’une de ces créatures indigènes. C’était toujours l’occasion de réjouissances car Valiha ressortait ses réserves d’épices pour les accommoder à chaque fois d’une manière différente. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle ne touchait que du bout des lèvres les plats qu’elle préparait. Chris était certain que ce n’était pas parce qu’elle préférait le lait. Plus d’une fois, il voulut insister pour qu’elle mange sa part mais sans jamais se résoudre à le lui dire. Il mangeait alors sa portion comme un avare, faisait durer le repas des heures, mais en reprenait toujours quand on lui en proposait. Il se détestait d’agir ainsi mais ne pouvait s’en empêcher.
Le temps se brouillait. Les aiguilles du temps s’étaient émoussées depuis le jour de son arrivée en Gaïa. En fait, avant même, car le voyage en navette spatiale avait commencé de le détacher du temps terrestre. Avait alors suivi le gel des heures dans cette éternité de l’après-midi d’Hypérion, puis la lente progression vers la nuit et, de nouveau, vers le jour. Le processus était à présent achevé.
Sa folie l’avait repris, après un long hiatus entre le début du Carnaval à Crios et l’arrivée dans la caverne. Folie, et non plus « absences » comme disaient ses médecins, du bout des lèvres : parce qu’il n’y avait pas d’autre mot. Il ne croyait plus que Gaïa pût le guérir, même si elle l’avait voulu et d’ailleurs, il ne voyait vraiment pas pour quelle raison elle aurait dû le vouloir. Il était certainement condamné à passer sa vie en compagnie de ses doubles dérangés et il devrait s’en accommoder au mieux.
À vrai dire, c’était plus facile dans la caverne que partout ailleurs. Il lui arrivait souvent de ne même pas le remarquer. Il reprenait ses esprits dans un endroit où il ne se rappelait pas être venu sans pouvoir dire s’il était fou ou tout simplement dans la lune. À chaque fois, il se retournait anxieusement vers Valiha, de crainte de lui avoir fait quelque mal. Mais non. En fait, elle semblait souvent même plus heureuse que jamais. C’était encore une chose qui lui rendait sa folie plus douce. Valiha s’en fichait et même semblait le préférer dans cet état.
Dans son délire, il en vint à se demander si c’était là le traitement imaginé par Gaïa. Ici-bas, sa folie n’avait aucune importance. Tout seul, il s’était trouvé une situation dans laquelle il était aussi normal que quiconque.
Sans qu’ils aient eu besoin d’en discuter, Valiha avait repris la tâche de cocher le calendrier après chacun de ses sommes. Comme pour le reste, il prit cela pour un indice effectif de ses rechutes dans la folie. Il ignorait ce qu’il faisait durant ces périodes. Il ne le demanda pas à Valiha et elle ne lui en parla jamais.
Ils parlaient de tout le reste. Les corvées au camp ne prenaient guère plus d’une « heure » par « jour », ce qui leur laissait entre neuf et quarante-neuf heures sans rien faire sinon bavarder. Au début, ils parlèrent d’eux-mêmes, avec pour conséquence que Valiha eut tôt fait d’épuiser le sujet : Il avait oublié combien elle pouvait être incroyablement jeune. Bien qu’elle fût adulte, elle n’avait qu’une expérience honteusement limitée. Mais Chris ne fut pas beaucoup plus long à venir lui aussi à bout de son existence ; ils passèrent donc à autre chose. Ils évoquèrent leurs espoirs et leurs craintes, discutèrent philosophie – titanide et humaine. Ils inventèrent des jeux et se racontèrent des histoires. Valiha fut une médiocre joueuse mais une conteuse remarquable. Elle avait une imagination, une perspective, juste assez décalées par rapport au point de vue humain pour réussir à l’étonner sans cesse par son insouciante perspicacité face à des domaines normalement en dehors de sa compréhension. Chris commençait à voir comme jamais auparavant ce que signifiait d’être presque humain sans l’être tout à fait. Il se prit à plaindre tous ces milliards d’êtres humains qui avaient vécu avant tout contact avec Gaïa et n’avaient donc pu avoir l’occasion de communier avec une créature aussi improbable et séduisante.
La patience de Valiha en particulier l’émerveillait. Il devenait peut-être fou et pourtant, il gardait une plus grande liberté de mouvement qu’elle. Il commençait à comprendre cette pratique courante d’abattre les chevaux blessés aux jambes : ils n’étaient pas bâtis pour demeurer couchés. Les jambes d’une Titanide avaient beau être considérablement plus flexibles que celles d’un cheval terrestre, Valiha endurait une terrible épreuve. Pendant un demi-kilorev elle n’avait guère pu que rester immobile sur le flanc. Lorsque les os eurent commencé à se ressouder, elle s’assit mais sans pouvoir garder longtemps cette position car elle devait maintenir tendus devant elle ses antérieurs raidis, immobilisés dans leur gouttière.
Le premier indice qu’il eut de son inconfort fut lorsqu’elle mentionna, en passant, que les Titanides hospitalisées étaient suspendues dans un hamac, en laissant pendre les membres blessés. Il s’étonna :
« Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
— Je ne voyais pas à quoi cela aurait pu servir, puisque…
— Crottin ! » s’exclama-t-il, en s’attendant à la voir sourire. C’était devenu son juron favori, une manière de se moquer gentiment en faisant semblant de râler devant la corvée quotidienne de nettoyage. Mais cette fois, elle ne sourit pas.
« Je crois que je pourrais t’installer quelque chose comme ça, expliqua-t-il. Tu te tiendrais sur les postérieurs, d’accord ? Alors, avec une espèce de berceau passant entre les antérieurs et derrière eux… je pense que c’est faisable. » Il attendit, mais elle ne dit rien. Elle ne voulait même pas le regarder.
« Qu’y a-t-il, Valiha ?
— Je ne veux pas être une source de problèmes », répondit-elle de manière presque inaudible avant de se mettre à pleurer.
C’était la première fois qu’il la voyait pleurer. Quel idiot faisait-il d’avoir cru sous prétexte qu’elle ne pleurait pas que tout allait pour le mieux ! Il s’approcha ; elle l’accueillit avec flamme. C’était bizarre au début, de réconforter quelqu’un de ce gabarit surtout que la posture qu’imposait son état ne facilitait pas les choses. Il se détendit pourtant bientôt et parvint à la consoler en ne songeant qu’à l’instant présent. C’est vrai qu’elle ne lui avait jamais demandé grand-chose, s’aperçut-il, et même ce peu, il ne le lui avait pas donné.
« Ne t’inquiète pas pour ça, susurra-t-il dans la longue coquille ourlée de son oreille.
— J’ai été si stupide, gémit-elle. C’était stupide de se casser, les jambes.
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