« Des perches, de l’eau, à dîner. Autre chose ?
— Oui. Si tu connais des chansons, va les chanter à Valiha. Elle souffre terriblement et on n’a pas grand-chose pour la distraire. Je garde les drogues pour m’en servir pendant l’opération et quand je recoudrai ses blessures. »
Il s’apprêtait à partir puis se retourna : « Et tu pourrais prier, toi qui as l’habitude de prier. C’est la première fois que je fais ça et je suis certain de ne pas m’y prendre convenablement. Je suis terrorisé. »
« Comme il dit ça facilement », songea-t-elle.
« Je t’aiderai. »
Nasu s’était échappé au tout début de leur séjour dans la caverne. Chris aurait été incapable de dire exactement quand : le temps était devenu une quantité irrationnelle.
Robin remua ciel et terre à la recherche de son reptile. Elle se reprochait sa perte. Chris ne se sentait pas capable de la réconforter car il savait qu’elle avait raison : Gaïa n’était pas un endroit pour un anaconda. Nasu avait probablement souffert plus que quiconque, à rester lové dans le sac en bandoulière de Robin pour n’en sortir qu’épisodiquement. Ce n’est qu’avec beaucoup de réticence que Robin l’avait finalement laissé explorer leur campement. La roche était chaude et Robin avait jugé que son démon ne s’éloignerait guère de la lumière de leur petit feu de camp. Chris avait eu des doutes. Il sentait qu’inconsciemment Robin attribuait au serpent des vertus d’intelligence et de fidélité presque magiques sous le simple prétexte qu’il était son démon, quoi que pût signifier un tel rôle. Pour lui, c’était trop en attendre d’un serpent et Nasu devait lui donner raison. Un matin au réveil, Nasu avait disparu.
Ils passèrent de longues journées à explorer les environs. Robin fouillait chaque recoin en appelant son nom. Elle laissa traîner de la viande fraîche pour l’attirer. Rien n’y fit. Elle finit par arrêter lorsqu’elle eut compris qu’elle ne reverrait plus jamais l’animal. Elle se mit alors à questionner Chris et Valiha, leur demandant si le serpent pourrait survivre. On lui répondait toujours que Nasu n’aurait aucun problème mais Chris n’était pas certain que ce fût la vérité.
Graduellement, recherches et questions cessèrent, Robin admit la perte et l’incident se fondit dans l’horizon événementiel de leur existence hors du temps.
Le problème était que Cornemuse avait transporté les deux horloges. Il les avait encore, à supposer qu’il vive toujours.
Chris faisait tout pour se persuader que le problème n’en était pas un, même contre toute évidence. Déjà, en surface, il avait éprouvé une sensation de dislocation avec cette luminosité qui ne variait qu’en fonction de la distance parcourue et, dans une moindre mesure, de la météo. Mais ils avaient encore des horloges pour leur indiquer l’écoulement du temps et Gaby leur avait imposé un horaire ponctuel. À présent, il se rendait compte qu’il n’avait aucune notion précise du temps passé depuis leur départ d’Hypérion. Ses récapitulations l’amenaient à des chiffres oscillant entre trente-cinq et quarante-cinq jours.
Au fond de la caverne, cette intemporalité s’intensifiait. Chris et Robin dormaient lorsqu’ils avaient sommeil et ils baptisaient chacune de ces périodes un jour, tout en sachant que sa durée pouvait varier de dix à cinquante-cinq heures. Mais à mesure que les « jours » commençaient à s’accumuler, Chris découvrit qu’il avait de plus en plus de difficultés à retrouver l’enchaînement des choses. Pour ajouter à la confusion, ils n’eurent que tardivement l’idée de tenir un calendrier de leurs périodes de sommeil. Comme quinze à vingt « nuits » étaient passées avant qu’ils ne commencent à faire des encoches dans un bout de bois, tous leurs calculs devaient se faire plus ou moins un nombre inconnu de jours. Et même ce calendrier n’était utile qu’en estimant la durée moyenne de leurs jours à vingt-quatre heures, une supposition que Chris jugeait loin d’être prudente.
Et c’était important : car même s’ils n’avaient pas d’horloge, un processus était à l’œuvre qui mesurait le temps avec la même précision que la désintégration nucléaire : Valiha portait un bébé Titanide.
Elle estimait avoir été blessée à la 1200 erev de sa grossesse, avec une marge d’erreur car elle n’avait pas souvenance de sa descente dans l’escalier de Téthys. Elle ne se rappelait pas grand-chose entre la mort de Gaby et son propre retour à la conscience après l’échec de la tentative pour franchir la crevasse qui lui avait coûté deux jambes brisées. Chris traduisit ces 1200 revs en une cinquantaine de jours, soit un mois et deux tiers et il se sentit un petit peu mieux. Il lui demanda ensuite si elle savait combien de temps mettraient ses jambes à guérir.
« Je serai probablement capable de marcher avec des béquilles dans un kilorev », et elle ajouta, serviable :
« Ça fait quarante-deux jours.
— Tu n’irais pas bien loin sur des béquilles, ici.
— C’est probable, s’il y a de l’escalade à faire.
— Il y a de l’escalade à faire », indiqua Robin qui avait exploré les alentours sur un rayon de deux à trois kilomètres.
« Dans ce cas, il faudrait compter jusqu’à cinq kilorevs pour une guérison complète. Quatre peut-être. Je doute d’être très vaillante en moins de trois.
— Jusqu’à sept mois. Peut-être cinq ou six. » Chris fit le calcul puis se détendit quelque peu. « Ce sera juste mais je pense qu’on peut te sortir de là avant que tu n’arrives à terme. »
Valiha parut perplexe puis son visage s’éclaira.
« Je vois ton erreur, dit-elle placidement. Tu croyais qu’il me faudrait neuf de vos mois pour faire le boulot. Nous sommes plus rapides que ça. »
Chris se frotta les yeux avec la paume des mains.
« Combien de temps ?
— Je me suis souvent demandé pourquoi les femelles humaines avaient besoin d’autant de temps pour produire quelque chose d’aussi petit et d’aussi inachevé – sauf votre respect. Nos petits à nous sont capables dès la naissance de…
— Combien de temps ? répéta Chris.
— Cinq kilorevs, dit Valiha. Sept mois. Je lui donnerai certainement naissance avant de pouvoir espérer remarcher. »
* * *
L’intemporalité commençait à l’effrayer : un beau jour, il se surprit à tenter de rétablir la chronologie des événements ayant suivi la découverte de Valiha ; en vain. Il retrouvait une partie des choses parce qu’elles s’étaient enchaînées lors d’une période d’éveil. Il était certain d’avoir réduit les fractures de Valiha peu après sa discussion avec Robin parce qu’il avait souvenance de l’avoir laissée pour s’apprêter à l’opération. Il se rappelait la capture de leur premier oiseau-luire parce qu’elle avait suivi leur première période de sommeil.
Les petites créatures luminescentes n’avaient pas peur d’eux mais elles évitaient les zones d’activité. Tant qu’ils évoluaient autour du camp, les oiseaux-luire restaient à distance mais dès qu’ils s’apprêtaient à dormir, ils arrivaient à tire-d’aile et se perchaient à quelques mètres seulement.
Robin avait pu dès le premier « matin » approcher l’un d’eux et même aller jusqu’à le toucher. Ils avaient apprécié la lumière dispensée par la douzaine d’oiseaux-luire mais, quelques minutes plus tard, ils avaient commencé à s’éloigner. Robin avait attrapé le dernier et l’avait attaché à un piquet autour duquel il avait voleté toute la journée et, dès le lendemain, une autre douzaine d’oiseaux-luire était revenue. Cette fois-ci, elle les captura tous, d’autant qu’ils ne faisaient guère d’efforts pour s’échapper.
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