« On se débrouille très bien, répondit Chris. Je ne vois pas pourquoi tu éprouves le besoin de sortir encore plus souvent. » Mais ce disant, il savait bien qu’il avait tort. Certes, ils avaient de la viande, mais tout juste assez pour l’énorme appétit de Valiha.
« On n’en aura jamais trop », contra Robin tout en indiquant du regard qu’ils n’allaient pas discuter de ce qu’ils pensaient tous les deux en présence de Valiha. Ils avaient déjà débattu de sa grossesse et lui avaient indiqué une partie de leurs craintes pour découvrir qu’elle les partageait tout autant et s’inquiétait de ne pas avoir suffisamment de nourriture ou de ne pas avoir le régime convenable pour un développement harmonieux de son enfant. « Ces machins sont durs à trouver, poursuivait Robin. J’aimerais mieux qu’ils détalent à mon approche. Tels qu’ils sont, je peux passer à moins d’un mètre d’eux sans même les voir. »
Et la discussion se poursuivait à l’infini sans jamais aboutir à rien.
Robin partait un jour sur deux, ce qui était deux fois moins que ce qu’elle voulait et mille fois trop pour le goût de Chris. Lorsqu’elle n’était pas là, Chris passait son temps à l’imaginer gisant brisée au fond d’un puits, inconsciente, hors d’état d’appeler à l’aide ou trop loin pour qu’on l’entende. Lorsqu’elle était au camp, elle passait son temps à tourner en rond, à faire les cent pas, à lui crier après, à s’excuser puis à crier encore. Elle l’accusait de se conduire comme sa mère, de la traiter comme une enfant, sur quoi il rétorquait qu’elle se conduisait effectivement comme une enfant, et qui plus est, une enfant capricieuse et mal élevée et chacun d’eux savait que l’autre avait raison et ni l’un ni l’autre ne pouvaient rien y faire. Robin brûlait d’aller chercher du secours mais ne pouvait partir tant qu’ils auraient besoin d’elle pour chasser et Chris désirait tout autant partir mais ne pouvait le dire devant Valiha, si bien qu’ils bouillonnaient et s’asticotaient et que le problème semblait insoluble jusqu’au jour où Robin, de colère, plongea son couteau dans l’un des trayons gris, ce qui lui valut d’être arrosée d’un liquide gluant et blanc.
* * *
« C’est le lait de Gaïa », dit avec joie Valiha et sans attendre, elle vida l’outre que Robin avait remplie.
« Je n’aurais pas cru qu’on en trouve à cette profondeur.
Dans mon pays, il coule entre deux et dix mètres sous le sol.
— Que veux-tu dire par “lait de Gaïa” ? demanda Chris.
Je ne sais comment mieux l’expliquer ; c’est tout simplement cela : le lait de Gaïa. Et cela signifie que mes ennuis sont terminés. Mon fils pourra profiter grâce à lui. Le lait de Gaïa contient tout ce qui est nécessaire à la subsistance.
— Et nous ? demanda Robin. Est-ce que des pers… est-ce que des humains peuvent également en boire ?
— Les humains s’en trouvent fort bien. C’est l’aliment universel.
— Quel goût ça a, Robin ? demanda Chris.
— Je ne sais pas, moi. Tu croyais pas que j’allais en boire, non ?
— Les humains de ma connaissance qui l’ont essayé disent que c’est légèrement amer, dit Valiha. Je suis assez d’accord mais je crois que sa qualité varie d’une rev à l’autre. Quand Gaïa est contente, il devient plus sucré. Lorsqu’elle est en colère, son lait épaissit et devient écœurant mais il est toujours nourrissant.
— D’après toi, comment se sent-elle à l’heure actuelle ? » s’enquit Robin.
Valiha leva l’outre pour boire les dernières gouttes. Elle dodelina du chef pensivement.
« Soucieuse, je dirais. »
Robin rit : « Qu’est-ce qui pourrait rendre Gaïa soucieuse ?
— Cirocco.
— Que veux-tu dire ?
— Ce que j’ai dit. Si la Sorcière vit toujours et si nous survivons pour lui raconter les derniers instants de Gaby et lui répéter ses dernières paroles, Gaïa tremblera. »
Robin paraissait dubitative et Chris partageait in petto son point de vue. Il ne voyait pas en quoi Cirocco pouvait présenter une menace pour Gaïa.
Mais la signification de sa découverte n’avait pas échappé à Robin :
« À présent, rien ne m’empêche d’aller chercher du secours », dit-elle pour commencer une discussion qui allait durer trois jours et dont Chris était sûr dès le début de sortir perdant.
* * *
« La corde. Tu es sûre d’avoir assez de corde ?
— Comment puis-je savoir combien il en faut ?
— Et les allumettes ? Tu as pris les allumettes ?
— Elles sont ici. » Robin tapota la poche de son manteau, attaché au sommet du sac qu’ils avaient confectionné avec une des sacoches de Valiha. « Chris, arrête un peu. On a déjà fait l’inventaire une douzaine de fois. »
Chris savait qu’elle avait raison, savait que son agitation de dernière minute n’était qu’un moyen de retarder son départ. Il s’était écoulé quatre jours depuis sa capitulation finale.
Ils avaient repéré le plus proche des trayons de Gaïa et laborieusement en avaient approché Valiha. Bien que la distance de leur camp ne fût que de trois cents mètres en ligne droite, cette ligne traversait deux ravins escarpés. Ils avaient fait un demi-kilomètre vers le nord pour trouver un passage puis un kilomètre vers le sud et retour.
« Tu as ton outre ?
— Ici même. » Elle la fit passer par-dessus son épaule et se pencha pour saisir son sac. « J’ai tout, Chris. »
Il l’aida à se harnacher. Elle avait l’air si frêle, une fois le sac en place. Ainsi surchargée de barda, elle lui faisait irrésistiblement penser, avec un serrement de cœur, à une toute petite fille qu’on habille pour sortir jouer dans la neige. En cet instant, il aurait voulu la protéger. C’était tout juste ce qu’il ne pouvait pas faire et qu’elle ne voulait pas qu’il fît ; alors, il se détourna pour qu’elle ne voie pas sa tête : il n’avait aucune envie que leur discussion reprenne.
Mais il ne pouvait s’empêcher de parler.
« N’oublie pas de marquer la piste. »
Sans un mot, elle prit le petit piolet pour le glisser dans une boucle de sa ceinture. C’était une ceinture magnifique, confectionnée par les mains habiles de Valiha à partir d’une peau de concombre tannée.
Leur plan était qu’une fois Valiha en état de marcher à l’aide de béquilles, elle et Chris suivraient la piste ouverte par Robin. Chris aimait mieux ne pas y songer parce que si d’ici là, Robin n’avait pas réussi à revenir avec des secours, c’est que le malheur se serait abattu sur elle.
« Si tu ne trouves plus de trayons, tu continues trois tours de veille après l’épuisement de ta gourde puis tu fais demi-tour si tu n’en as pas découvert d’autres.
— Quatre. Quatre tours de veille.
— Trois.
— On s’était mis d’accord sur quatre. »
Elle le regarda et laissa échapper un soupir. « D’accord. Trois, si ça peut te faire plaisir. » Ils restèrent à se dévisager un moment puis Robin s’avança et lui passa le bras autour de la taille.
« Fais bien attention à toi, lui dit-elle.
— J’allais te dire la même chose. »
Ils rirent nerveusement, puis Chris l’enlaça. Pendant quelques instants d’embarras, il se demanda si elle avait envie d’être embrassée puis il décida de se lancer et de l’embrasser tout de même. Elle l’étreignit, puis s’écarta en détournant les yeux. Enfin, elle le regarda, sourit et se tourna pour partir.
« Au revoir, Valiha.
— Au revoir, mon petit, répondit Valiha. J’ajouterais bien : Que Gaïa t’accompagne, mais j’ai l’impression que tu préfères partir seule.
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