Les trois autres équipages faisaient un joli tableau, tandis qu’ils franchissaient la crête de la première colline pour redescendre la route empoussiérée écrasée de soleil entre les hautes tiges des blés mûrs. Gaby était en tête, avec ses habits verts et gris de Robin des bois, montée sur un Psaltérion brun chocolat à la flamboyante chevelure orange. Derrière elle, Cornemuse, avec Cirocco affalée sur son dos. Seules ses jambes étaient visibles, qui dépassaient du poncho rouge sombre. Les cheveux de Cornemuse semblaient noirs dans la pénombre ; mais là, ils étincelaient comme un nid de prismes minuscules voletant derrière lui. Et même les boucles olive et brunes de Hautbois semblaient grandioses en plein soleil, sans parler de sa touffe de cheveux blancs. Robin chevauchait le dos raide et les pieds sur les sacoches ; elle était vêtue de pantalons lâches et d’un tricot léger.
Chris se mit à l’aise sur le dos large et confortable de Valiha. Il prit une profonde inspiration et il lui sembla qu’il pouvait goûter dans l’air ce parfum indéfinissable qui souvent en été annonce un orage. Vers l’ouest, il pouvait distinguer les formations nuageuses en provenance d’Océan : des nuages gonflés, humides, comme des balles de coton. Ils s’étiraient vers le nord et le sud. Certains ressemblaient à des filaments, d’autres à des saucisses et les plus élevés, les plus fins, donnaient souvent l’impression de se dérouler en laissant dans leur sillage un mince ruban blanc. Cela avait un rapport avec l’effet Coriolis mais il n’aurait su l’expliquer.
C’était une magnifique journée pour aller quelque part.
* * *
Chris n’avait pas cru pouvoir dormir sur le dos d’une Titanide ; ce fut pourtant le cas : Il fut réveillé par Valiha.
Psaltérion marchait sur une longue jetée qui s’avançait dans l’Ophion. Valiha suivit et bientôt ses sabots martelaient les planches de bois. Quatre vastes canoës étaient amarrés au quai. Ils avaient une charpente en bois sur laquelle était tendu un matériau argenté, ce qui les faisait beaucoup ressembler à ces vaisseaux d’aluminium qui depuis près de deux siècles étaient une image courante sur les lacs et les rivières terrestres. Des planches renforçaient le fond des embarcations. Au centre de chacune, arrimée par des cordages, une pile de fournitures était recouverte d’une bâche rouge.
Ils étaient assez haut sur l’eau mais lorsque Psaltérion mit pied sur la poupe de l’un d’eux, il s’enfonça notablement. Chris regarda, fasciné, la Titanide parcourir avec agilité le pont étroit, se défaire de ses sacoches et les ranger à la proue. Il n’avait jamais imaginé les Titanides comme une race de marins, pourtant Psaltérion avait bien l’air de savoir mener sa barque.
« Il va falloir que tu descendes, maintenant », lui dit Valiha. Elle avait complètement retourné la tête, ce qui déclenchait toujours chez Chris un torticolis psychosomatique. Il essaya de lui donner un coup de main pour défaire les sangles mais ne tarda pas à s’apercevoir qu’il l’encombrait. À la voir faire, on aurait pu croire que les lourdes fontes n’étaient que des taies d’oreiller emplies de plumes.
« Chaque bateau peut contenir deux Titanides avec quelques bagages ou bien quatre humains, expliquait Gaby. Ou bien, on peut laisser ensemble les équipages humain-titanide, un par bateau. Que préférez-vous ? »
Robin était au bord du ponton, observant les bateaux avec un froncement de sourcils. Elle se tourna, toujours soucieuse, et haussa les épaules. Puis elle se fourra les mains dans les poches et considéra la surface de l’eau avec un air renfrogné, visiblement fort mécontente.
« Je ne sais pas, dit Chris. Je crois que j’aimerais mieux…» Il remarqua que Valiha le regardait. Elle se détourna vivement. « Je vais rester avec Valiha, je pense.
— Moi, je m’en fiche, dit Gaby. Pour autant qu’au moins une personne par bateau y connaisse quelque chose en matière de canoë. Toi ?
— J’en ai fait un peu. Je ne suis pas un expert.
— Pas grave. Valiha te montrera les écoutes. Robin ?
— Je n’y connais rien. Mais j’aimerais aborder le…
— Bon, alors tu vas avec Hautbois. On pourra permuter plus tard, autant faire un peu connaissance. Chris, tu peux m’aider pour Rocky ?
— J’aimerais faire une suggestion, dit Robin. Elle est en train de cuver. Pourquoi ne pas la laisser ici ? La moitié de ses bagages est composée d’alcool, je l’ai vérifié moi-même. C’est une ivrogne, et elle va nous attirer des…»
Elle ne put poursuivre car Gaby l’avait déjà clouée au ponton avant même que Chris ait pu saisir de quoi il retournait. Les mains de Gaby lui entouraient le cou et rejetaient sa tête en arrière.
Lentement, en tremblant légèrement, Gaby relâcha son étreinte et se rassit. Robin toussa une fois mais ne bougea pas.
« Ne parle jamais d’elle de cette façon, murmura Gaby. Tu ne sais pas ce que tu dis. »
Personne n’avait fait le moindre mouvement. Chris bougea un pied et l’une des planches craqua bruyamment.
Gaby se releva. Ses épaules étaient voûtées, elle avait l’air vieille et fatiguée. Elle s’éloigna tandis que Robin se relevait, s’époussetait, digne et glaciale puis s’éclaircissait la gorge. Elle avait la main posée sur la crosse de son automatique.
« Stop ! dit-elle. Reste où tu es. » Gaby s’immobilisa. Elle se retourna, apparemment peu concernée par la situation.
« Je ne vais pas te tuer, dit Robin, calmement. Ce que tu as fait exige réparation mais tu n’es qu’une sauteuse probablement pas très maligne. En tout cas, écoute-moi bien et sache que tu es prévenue : Ton ignorance ne te sauvera pas. Si tu me touches encore, l’une de nous deux mourra. »
Gaby reluqua l’arme de Robin, opina d’un air lugubre et se détourna une nouvelle fois.
Chris l’aida à embarquer Cirocco à l’avant de l’un des canoës. Toute cette situation le rendait fort perplexe mais il savait quand il valait mieux la fermer. Il regarda Gaby embarquer et tirer une couverture sur le corps inerte de la Sorcière. Elle lui avait glissé un coussin sous la tête, faisant son possible pour donner l’impression qu’elle dormait d’un sommeil tranquille, jusqu’au moment où elle se retourna, ronfla et rejeta d’un coup de pied la couverture. Gaby quitta le bateau.
« Tu ferais mieux d’aller devant », lui suggéra Valiha tandis qu’il la rejoignait près du canoë qui devait être le leur. Il mit pied à bord et s’assit, dénicha un aviron et l’enfonça dans l’eau, pour voir. Il l’avait bien en main. Comme tous les objets créés par les Titanides, il était merveilleusement ouvragé, avec des images de petits animaux gravées dans le bois poli.
Il sentit osciller l’embarcation lorsque Valiha descendit à bord.
« Où trouvez-vous le temps de ne fabriquer que des objets aussi beaux que celui-ci ? demanda-t-il en brandissant la rame.
— Si ça n’a pas à être beau, répondit Valiha, autant ne pas le faire. D’ailleurs, nous ne fabriquons pas autant de choses que les humains. Et rien n’est à jeter. Nous fabriquons les objets un par un et ne commençons un second qu’une fois le premier usé. La construction en série n’a jamais été une invention titanide. »
Il se tourna. « Est-ce vraiment bien tout ? Une approche différente ? »
Elle sourit. « Pas tout à fait. L’absence de sommeil y contribue aussi : vous autres humains gâchez le tiers de votre existence à dormir. Pas nous.
— Ça doit faire drôle. » Il savait déjà qu’elles ne dormaient pas mais il n’en avait jamais réellement pesé les conséquences.
« Pas pour moi. Mais je soupçonne effectivement que notre perception du temps doit être différente de la vôtre. Notre temps n’est pas émietté. Nous le mesurons, certes mais plus comme un flot continu que comme une succession de jours.
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