Il y eut un cri. Robin en était encore à se demander qui avait hurlé que Gaby avait déjà sauté par-dessus la table et jouait des épaules à travers la foule des Titanides.
« Il est là, il est là, c’est lui ! »
Elle reconnaissait à présent la voix de Cirocco et se demanda ce qui avait bien pu la terroriser à ce point. Robin avait ses doutes quant au caractère de la Sorcière mais elle ne la considérait pas comme une trouillarde.
Un attroupement s’était formé au bout du bar, près de la porte. Vu sa taille, il n’y avait aucune chance qu’elle pût voir quelque chose derrière ces hautes croupes chevalines, aussi sauta-t-elle directement sur le comptoir ce qui lui permit de gagner presque le centre de l’incident.
Elle vit Cirocco, réconfortée par une Titanide qu’elle ne connaissait pas. Gaby se tenait à quelque distance. Elle avait un couteau dans une main et de l’autre, elle faisait signe à l’homme qui rampait sur le sol devant elle. Sous l’éclairage vacillant des lampes, ses dents luisaient comme celles d’un fauve.
« Lève-toi, lève-toi, siffla-t-elle. Tu ne vaux guère mieux que ces autres merdes par terre, espèce d’abomination. Il serait temps de nettoyer un peu, et c’est moi qui vais m’en charger.
— J’ai rien fait du tout, gémit l’homme. Je le jure, demande à Rocky. J’voulais rien faire, j’ai vraiment été correct. Tu me connais, Gaby.
— Je ne te connais que trop, Gene. J’ai eu deux occasions de te tuer, et j’ai bien été idiote de les avoir laissé passer. Lève-toi et défends-toi, au moins tu peux faire ça. Lève-toi ou je te saigne comme le porc que tu es.
— Non, non, tu vas me faire mal ! » Et il se plia en deux, les mains sur le bas-ventre, en se mettant à sangloter. Même debout, il aurait offert un spectacle pathétique. Son visage et ses bras – en fait toutes les parties visibles de sa peau – étaient recouverts d’un lacis de vieilles cicatrices. Il avait les pieds nus et sales, et ses vêtements étaient en lambeaux. Son œil gauche était caché par un bandeau noir, à la pirate, et il lui manquait la moitié d’une oreille.
« Debout ! » ordonna Gaby.
Robin fut surprise d’entendre parler Cirocco, d’une voix presque sobre.
« Il a raison, Gaby, disait-elle calmement. Il n’a rien fait du tout. Bon sang, il a même essayé de détaler sitôt qu’il m’a vue. Ça m’a fait une telle surprise, de le revoir. »
Gaby se redressa légèrement. Ses yeux avaient perdu une partie de leur flamme.
« Es-tu en train de me dire que tu ne veux pas que je le tue ? demanda-t-elle, impassible.
— Pour l’amour du ciel, Gaby. » Elle semblait calme maintenant, mais nonchalante. « Tu peux pas le découper comme ça, comme une tranche de rôti.
— Ouais, je sais. J’ai déjà entendu ça. » Elle mit un genou en terre près de lui et, du plat de sa lame, lui tourna la tête.
« Qu’est-ce que tu fais ici, Gene ? Qu’est-ce que tu goupilles ? »
Il grimaça, bredouilla puis finit par dire : « Je buvais juste un coup, c’est tout. C’est qu’on a la gorge sèche, avec cette vague de chaleur.
— Tes copains sont pas ici. Tu dois bien avoir une raison de venir à Titanville. Et d’abord, tu n’aurais pas pris le risque de me rencontrer, moi , sans une bonne raison.
— C’est vrai, c’est vrai, Gaby, tu me fous les jetons, d’accord. Ouais m’sieur : le vieux Gene risque pas de venir dans vos jambes. » Il sembla peser la chose quelque temps, puis, sans doute peu satisfait de ses implications, s’empressa de changer de tactique. « J’avais oublié, voilà. Bon sang, Gaby, j’savais pas qu’tu s’rais ici, voilà tout. »
Robin pouvait voir qu’il était si habitué au mensonge qu’il devait lui-même ignorer où était la vérité. Il était également patent que Gaby le terrifiait vraiment. Il avait bien deux fois sa taille et pourtant il ne songea pas un instant à se battre.
Gaby se redressa et fit un geste avec son couteau.
« Debout. Gene ? Ne m’oblige pas à le répéter.
— Tu vas pas me faire mal ?
— Si jamais je te revois, je te ferai très très mal. Est-ce qu’on se comprend ? Ça veut dire que je ne te tuerai pas. Mais si jamais je te retrouve, n’importe où, n’importe quand, je te ferai très mal. Alors, à partir de maintenant, arrange-toi pour que nos chemins ne se recroisent jamais.
— D’accord, d’accord, je te promets.
— Quand on se retrouve, Gene – et elle mima le geste avec son couteau – je t’arrache l’autre. »
Et la lame ne pointait pas vers son seul œil valide, mais plus bas, beaucoup plus bas.
16. Le Club des Circumnavigateurs
Malgré le soutien des bras robustes de Cornemuse, Cirocco tomba deux fois pendant qu’on chargeait les Titanides. Elle continuait de déclarer qu’elle était capable de tenir debout toute seule.
Le matériel acheté par Chris attendait, comme promis, dans un appentis derrière La Gata, de même que les possessions des autres. Les Titanides avaient des sacoches qui se bridaient autour de leur dos en s’arrimant par en dessous. Valiha se tourna pour attacher les siennes en terminant par un vaste sac de cuir et de toile de chaque côté de son arrière-train chevalin.
Cette disposition laissait à Chris de la place pour monter. Ce qu’il fit, avant d’ouvrir les sacoches qui contenaient déjà les choses qu’emportait Valiha. Elle lui passa ses affaires, article par article, en lui demandant d’équilibrer le chargement. Lorsqu’il eut terminé, chaque sac était encore plus qu’à moitié vide. Elle lui dit que c’était prévu ainsi car une fois qu’ils auraient quitté le fleuve pour prendre la route, l’espace disponible serait entièrement occupé par les provisions déjà embarquées à bord des bateaux.
Tout en faisant ses bagages, Chris observa les tentatives faites par Gaby et Cornemuse pour calmer Cirocco et lui faire monter sa Titanide. C’était plutôt pathétique et surtout légèrement inquiétant. Il remarqua que Robin, agenouillée sur Hautbois à quelques mètres de là, observait également le spectacle. Il faisait presque entièrement nuit, car la seule lumière provenait des lampes à huile tenues par les Titanides, pourtant il pouvait la voir froncer les sourcils.
« On commence à regretter le voyage ? » lança-t-il.
Elle le regarda avec surprise. Ils ne s’étaient pas parlé jusque-là – ou du moins pas à son souvenir – et il se demandait ce qu’elle pouvait bien penser de lui. Il la trouvait décidément bizarre. Il avait appris que ce qu’il prenait pour des peintures était en fin de compte des tatouages. Des serpents aux écailles multicolores dont la queue s’enroulait autour de son gros orteil droit et de son pouce gauche et dont le corps grimpait autour de la jambe et du bras pour se faufiler sous ses vêtements. Il se demandait à quoi pouvait ressembler leur tête et si elle arborait d’autres motifs.
Elle retourna à ses préparatifs. « Quand je signe, je reste. » Ses cheveux lui retombaient sur le visage ; un mouvement de la tête révéla son autre bizarrerie : la plus grande partie du côté gauche de son crâne était rasée et découvrait un motif pentagonal complexe centré sur son oreille gauche. Elle donnait l’impression que sa perruque avait glissé.
Elle jeta de nouveau un œil sur Cirocco puis regarda Chris avec ce qui pouvait passer pour un sourire amical. Avec les tatouages, c’était difficile à dire.
« Je vois ce que tu veux dire, malgré tout, lui concéda-t-elle. Ils peuvent bien l’appeler une Sorcière si ça leur fait plaisir mais je sais reconnaître une saoularde quand j’en vois une. »
* * *
Chris et Valiha furent les derniers des huit à émerger de l’obscurité sous l’arbre de Titanville. Il fit la grimace quelques instants puis sourit. Ça faisait du bien de bouger. Peu importait dans quelle direction.
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