« Y a-t-il des chats en Gaïa ? » demanda-t-elle.
Gaby consulta Cirocco et toutes deux haussèrent les épaules.
« Je n’en ai jamais vu un seul, répondit Gaby. L’endroit est ainsi baptisé d’après le titre d’une marche. Les Titanides sont folles de marches. Elles considèrent John Philip Sousa comme le plus grand compositeur qui ait jamais vécu.
— Pas tout à fait exact, objecta Psaltérion. Il est dans la même foulée que Johann-Sebastian Bach. » Il but une gorgée puis vit que Robin et Chris le regardaient. Il poursuivit pour éclaircir le débat :
« Sans vouloir être condescendant, tous deux sont très primitifs : Bach avec sa géométrie de formes sonores répétitives, ses calculs d’une monotonie inspirée ; Sousa avec son enthousiasme innocent et flamboyant. Leur approche de la musique est celle d’un maçon construisant une ziggourat ; Sousa avec des briques de cuivre et Bach des briques de bois. Tous les humains font de même, à des degrés divers. Jusqu’à votre écriture musicale qui évoque des murs de brique.
— Nous n’avions jamais eu cette idée, renchérit Valiha : célébrer un chant puis le préserver afin de pouvoir le rejouer exactement pareil la fois suivante était pour nous une idée nouvelle. La musique de Bach ou de Sousa est très jolie, sans complications inutiles une fois transcrite sur le papier. Leur musique est hyper-humaine. »
Cirocco fixait d’un air ahuri l’espace entre les deux Titanides puis elle détourna son regard vers Robin et Chris. Elle eut du mal à les trouver.
« Et maintenant, vous en savez autant qu’avant, dit-elle. Moi, j’ai jamais trop aimé Sousa. Bach, j’en prends et j’en laisse. » Elle cligna ses paupières, regardant de l’une à l’autre comme si elle attendait qu’on la contredise. Personne ne disant rien, elle but une longue gorgée de bière. Une grande partie se répandit sur son menton.
Gaby lui posa une main sur l’épaule. « Ils ne vont pas tarder à t’interdire le bar, capitaine, dit-elle légèrement.
— Q ui a dit que j’étais saoule ? » rugit Cirocco. Une vague brune et savonneuse balaya la table lorsque sa chope se renversa. La salle devint silencieuse puis le bruit reprit rapidement, toutes les Titanides prenant bien soin de ne pas avoir remarqué l’incident. Quelqu’un apparut avec un torchon pour éponger la bière ; une autre chope fut posée devant elle.
« Personne n’a dit ça, Rocky », dit Gaby, avec calme.
Cirocco semblait avoir déjà oublié.
« Robin, tu ne connais pas encore Hautbois, je crois. Hautbois (Trio mixolydien en dièse) Boléro, je te présente Robin-des-neuf-doigts, de l’Arche. Robin, voici Hautbois. Elle est issue d’un bon accord et saura te tenir chaud quand soufflera la bise. »
La Titanide se leva pour exécuter une profonde révérence en pliant les antérieurs.
« Que le Saint Écoulement nous unisse », marmonna Robin en inclinant la taille tout en étudiant ce qu’elle supposait devoir être sa compagne de route. Hautbois était couverte d’une robe fournie, épaisse de sept ou huit centimètres. Seules les paumes de ses mains, une zone étroite autour des mamelons et une partie du visage restaient nues et révélaient une peau d’un vert olive profond. Sa robe aussi était olive mais marbrée de taches brunes semblables à des empreintes de doigt. La chevelure et la queue étaient aussi blanches que neige. Elle ressemblait à un gros animal en peluche avec de grands yeux bruns en bouton de bottine.
« Tu connais déjà Cornemuse, n’est-ce pas ? poursuivait Cirocco. Ce vieux Corny ici présent est… eh bien, disons que c’est le petit-fils de la bon dieu de première Titanide qu’on ait jamais vue. Son arrière-mère fut la première Cornemuse de souche mixoni…» Elle s’interrompit, empêtrée dans la prononciation. « Mi-xo-I-o-nienne. Mixoionienne. La première Cornemuse de souche mixoionienne. Puis elle s’unit avec son avant-père. Du point de vue humain, ça n’a pas l’air comme ça, mais je vous assure que c’est une grande première eugénique pour les Titanides. Cornemuse est un Duo lydien. » Elle rota puis prit un air solennel. « Tout comme nous tous.
— Que voulez-vous dire ? demanda Chris.
— Tous les humains sont des duos lydiens », expliqua Cirocco. Elle sortit un crayon et se mit à griffonner sur la table :
« R’gardez donc par ici : Ça, c’est un Duo lydien : la ligne du haut, c’est la femelle, celle du bas, le mâle. L’étoile indique l’œuf semi-fertilisé. La flèche du haut indique où va l’œuf et les deux du bas, qui baise qui, en premier et en second. Duo lydien : avant-mère et arrière-mère femelle, avant-père et arrière-père mâle. Exactement comme les humains. La seule différence est que les Titanides doivent s’y reprendre à deux fois. » Elle grimaça un sourire à Chris. « Ça double le plaisir, pas vrai ?
— Rocky, on ne ferait pas mieux de…
— C’est le seul et unique mode où les Titanides s’accouplent de la même façon que les humains, poursuivit Cirocco en martelant du poing la table. Sur vingt-neuf possibilités, c’est la seule. Il y a des duos entièrement féminins : les Duos éoliens. Tous les Duos lydiens ont un mâle mais assez souvent il y joue le rôle d’arrière-mère. » Elle fronça les sourcils, compta sur ses doigts. « Plus qu’assez souvent : quatre fois sur sept. Dans le mode hypolydien, la femelle se fertilise elle-même frontalement et dans le locrilydien, elle le fait antérieurement. An-TEEE-rieur-ment [11] Pour suivre, voir tableau p. 451. (N.d.T.)
.
— Rocky…
— S’accouple-t-elle vraiment avec elle-même ? » demanda Chris. Gaby lui jeta un regard dégoûté mais en fait Cirocco ne semblait pas l’avoir entendu. Elle hochait la tête, abîmée dans la contemplation de son diagramme.
Hautbois prit le relais :
« Ce n’est pas ce que vous imaginez : physiquement ce serait impossible. L’opération est effectuée manuellement. On recueille le sperme et on pratique une insémination artificielle. Le sperme d’un pénis arrière peut féconder un vagin frontal mais cela uniquement sur le même individu et non d’un individu à l’…
— Oh, oh, les mecs, je peux en placer une, oui ? Qu’est-ce qu’on fait d’elle ? » Et Gaby les regarda les uns après les autres avant de se fixer enfin sur Cirocco. Elle fit une grimace et se leva. « Mesdames, Messieurs et Titanides, j’avais espéré commencer ce voyage avec un petit peu plus d’organisation. Je pense que Rocky avait envie de nous dire quelque chose mais tant pis. Ça peut attendre.
— Sapeu, marmonna Cirocco.
— Parfait. De toute manière, la première partie du trajet est d’une simplicité biblique. On se laisse descendre sur le fleuve sans problème. En gros, la seule chose à faire est de tout charger sur les embarcations et de se lancer. Alors que diriez-vous d’y aller tout de suite ?
— Allons-y ! reprit Cirocco. Trinquons ! Pour la route ! Qu’elle nous mène à l’aventure et nous ramène entiers chez nous ! » Elle se dressa en levant son verre. Robin n’eut pas trop de ses deux mains pour soulever le sien qu’elle choqua avec les autres au milieu de la table dans un grand éclaboussement de bière. Elle but un grand coup et entendit un choc : la Sorcière venait de tomber de son siège.
* * *
Elle n’avait pas toutefois perdu connaissance. Robin se demandait si c’était un bien ou un mal.
« Attendez une minute, lança Cirocco en battant l’air des mains. Vous savez ce que c’est avec la bière. Faut que j’me repoudre le nez. Je reviens, d’ac ? » Et elle tituba vers le devant de la salle.
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