— Ouais… mais quel rapport avec l’artisanat ?
— Nous avons plus de temps. Nous ne dormons pas mais environ le quart de notre temps est consacré au repos. On s’assoit pour chanter et travailler de nos mains. Ça compense. »
Les voyageurs sur l’Ophion remarquaient souvent que le fleuve leur procurait une sensation d’intemporalité. L’Ophion était à la fois l’origine et le terme de toutes choses à Gaïa, le cercle des eaux qui reliait tous les éléments. Aussi donnait-il l’impression d’un fleuve vieux, parce que Gaïa elle-même était vieille.
L’Ophion était vieux mais c’était relatif. Aussi ancien que Gaïa, cet ancêtre n’était qu’un enfant, comparé aux grands fleuves de la Terre. Il fallait également garder à l’esprit que la plupart des humains ne le connaissaient que dans Hypérion, où il s’étalait et prenait ses aises. Ailleurs, sur les quatre mille kilomètres de son cours, l’Ophion était aussi impétueux que le Colorado.
Chris s’était attendu à un voyage rapide. Du genre de ceux qu’on fait en canoë, chevauchant l’écume d’un torrent.
« Tu ferais aussi bien de te détendre, l’avertit une voix derrière lui. Sinon, tu vas te crever et t’endormir. Et les humains sont profondément ennuyeux lorsqu’ils dorment. Je connais bien cette partie du fleuve. Il n’y a rien à craindre, d’ici Aglaé : L’Ophion pardonne tout. »
Il reposa l’aviron sur le plancher de l’esquif et se tourna. Valiha était placidement assise juste derrière la bâche abritant la cargaison. L’aviron qu’elle tenait était deux fois large comme le sien. Valiha semblait absolument détendue, les quatre pattes repliées sous elle, ce qui parut bizarre à Chris : il n’aurait jamais cru qu’un être si proche du cheval pût se plaire dans une telle posture.
« Vous m’étonnez vraiment. Je croyais avoir des hallucinations la première fois que j’ai vu une Titanide grimper à un arbre. Et voilà que vous êtes aussi des marins.
— Vous m’étonnez tout autant, rétorqua Valiha. Que vous gardiez votre équilibre est pour moi un mystère. Pour courir, vous commencez par tomber en avant puis vos jambes essaient de rattraper le reste du corps. Vous vivez constamment au bord du désastre. »
Chris rit. « T’as raison, tu sais. Pour moi, en tout cas. » Il la regarda pagayer et pendant quelques instants, on n’entendit plus que le gargouillis tranquille de sa rame.
« Je me sens obligé de t’aider. Tu ne crois pas qu’on devrait ramer à tour de rôle ?
— Bien sûr. Je ramerai trois quarts de rev, et toi tu pourras prendre le quart restant.
— Ce n’est guère équitable.
— Je sais ce que je fais. Ça n’a rien d’un travail.
— Tu nous propulses à bonne allure. »
Valiha lui fit un clin d’œil, puis se mit à pagayer pour de bon : le canoë décolla presque, en ricochant comme une pierre. Elle soutint cette allure durant une douzaine de coups de rame avant de reprendre son rythme tranquille.
« Je pourrais continuer pendant toute une rev. Autant te faire à l’idée que je suis nettement plus forte que toi, même au mieux de ta forme. Et pour l’heure, tu n’es pas au mieux de ta forme. Il faut y aller progressivement, d’accord ?
— Je suppose. Je sens quand même le besoin de faire quelque chose.
— Je suis bien d’accord. Allonge-toi et laisse-moi faire l’âne. »
Il obtempéra mais il aurait mieux aimé qu’elle emploie une autre expression. Cela touchait en lui un point sensible.
« Je me sens mal à l’aise, expliqua-t-il. Cela tient à ce que nous – c’est-à-dire, nous les humains –, nous vous employons comme… eh bien, comme des bêtes de somme.
— Nous pouvons porter beaucoup plus de choses que vous.
— D’accord, je le sais. Mais je n’ai même pas un sac. Et… ben, j’ai parfois l’impression de te maltraiter lorsque…
— Ça t’embête de me chevaucher, c’est ça ? » Elle eut un sourire narquois et roula des yeux. « Tout à l’heure tu vas me proposer de mettre de temps en temps pied à terre pour que je me repose, pas vrai ?
— Quelque chose comme ça.
— Chris, il n’y a rien de plus ennuyeux que de se promener avec un humain.
— Pas même de le regarder dormir ?
— Touché. C’est encore plus ennuyeux.
— T’as l’air de nous trouver lassants.
— Pas du tout, vous êtes une inépuisable source de fascination : on ne sait jamais ce que va faire un humain ni pour quelles raisons il va le faire. Si nous avions des universités, les cours les plus suivis seraient ceux de sciences humaines. Mais je suis jeune et impatiente, comme l’a remarqué la Sorcière. Si tu le désires, tu peux marcher et je tâcherai de ralentir. Mais je ne sais pas ce qu’en diront les autres.
— Laisse tomber. Je n’ai pas envie d’être un fardeau. Au sens propre.
— Pas du tout, le rassura-t-elle. Lorsque tu me chevauches, j’ai le cœur qui palpite et les pieds qui volent comme le vent. » Elle le regardait dans les yeux avec sur le visage une expression indéfinissable, qui lui donna envie de changer de sujet.
« Que fais-tu ici, Valiha ? Pourquoi es-tu dans ce bateau, à faire ce voyage ?
— Tu parles de moi simplement, ou bien des autres Titanides ? » Elle poursuivit sans attendre sa réponse. « Psaltérion, c’est parce qu’il suit Gaby partout. Idem pour Cornemuse. Quant à Hautbois, je présume que c’est parce que bien souvent la Sorcière gratifie d’un enfant ceux qui font le tour du grand fleuve.
— Vraiment ? » Il rit. « Je me demande si elle m’offrira aussi un enfant à mon retour. » Il s’attendait à la voir rire elle aussi mais elle lui lança le même regard qu’avant. « Mais tu ne m’as toujours pas répondu. Tu es… enfin, tu es enceinte, n’est-ce pas ?
— Oui. Chris. Je suis vraiment désolée de t’avoir laissé tomber. J’aurais pu…
— Ne t’inquiète pas pour ça. Tu t’es déjà excusée et de toute façon c’est un spectacle qui me rend nerveux. Mais ne devrais-tu pas prendre des précautions ?
— C’est encore loin. Et puis, cela ne nous gêne pas beaucoup. Enfin, je suis ici parce que c’est un grand honneur d’accompagner la Sorcière. Et parce que tu es mon ami. »
Et encore une fois, il y avait ce regard.
* * *
« Puis-je monter ? »
Étonné, Chris leva les yeux. Il ne dormait pas, mais il n’était pas non plus franchement réveillé. L’immobilité lui avait engourdi les genoux.
« Bien sûr. » Le canoë de Gaby était venu à la hauteur de Chris et de Valiha. Gaby passa d’une embarcation à l’autre et s’assit devant Chris. Elle pencha la tête de côté, l’air dubitatif.
« Tu te sens bien ?
— Si c’est pour me demander si je suis fou, c’est toi le meilleur juge.
— Je suis désolée, je ne voulais pas…
— Non, je suis sérieux. » Et un peu blessé, dut-il admettre pour lui-même. Il fallait bien un jour cesser de se sentir culpabilisé si l’on ne voulait pas perdre toute dignité. « Je ne me rends jamais compte lorsque j’ai ce que les docteurs appellent une crise. Pour moi, mon comportement me semble toujours parfaitement raisonnable. »
Elle semblait compatir. « Ce doit être terrible. Je veux dire, de…» Elle leva les yeux au ciel en sifflotant. « Gaby, ferme ta grande gueule, dit-elle avant de le regarder à nouveau. Je ne suis pas venue pour t’embarrasser, contrairement aux apparences. Bon, si on reprenait à zéro ?
— Salut ! Content de te voir !
— Faudrait qu’on se voie plus souvent ! répondit Gaby, radieuse. J’avais deux trois choses à te dire et après il faut que je me sauve. » Elle n’en gardait pas moins l’air emprunté et, malgré ces paroles, demeura silencieuse quelques minutes encore. Elle étudiait ses pieds, ses mains, l’intérieur du bateau. Elle regardait partout, sauf vers Chris.
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