« Je voulais te présenter mes excuses pour ce qui s’est passé sur le ponton, finit-elle par dire.
— Des excuses ? À moi ? Je ne pensais pas en avoir besoin.
— Ce n’est pas toi qui en as le plus besoin, évidemment, mais je ne peux pas lui parler tant qu’elle ne s’est pas calmée. Le moment venu, je suis prête à ramper sur le ventre ou à faire tout ce qu’elle voudra pour effacer ça.
« Parce qu’elle a raison, tu sais : elle n’avait rien fait pour le mériter.
— C’était également mon point de vue. »
Gaby grimaça mais elle le regarda quand même dans les yeux.
« Oui. Et je dirai même qu’aucun de vous deux ne méritait ça. Nous sommes tous embarqués dans la même aventure, et vous êtes en droit d’attendre de moi une conduite plus correcte. Je veux que tu saches qu’à l’avenir il en sera ainsi.
— Je l’accepte. Considérons l’incident comme clos. » Et il se pencha pour lui serrer la main. Comme elle ne faisait pas signe de partir, il estima le moment propice pour approfondir un peu la question. Mais aborder un tel sujet n’était guère facile.
« Je me demandais…» Elle avait haussé un sourcil, l’air apparemment soulagé. « Eh bien, pour parler crûment, que peut bien nous apporter Cirocco ? Robin n’est pas la seule qu’elle n’ait guère impressionnée. »
Gaby opina et se passa les deux mains dans les cheveux.
« C’est justement le sujet que je voulais aborder. Je voudrais vous faire comprendre que vous n’avez vu d’elle qu’une seule facette. Mais il y a autre chose. Bien autre chose en fait. »
Il ne dit rien.
« Bon. Que peut-elle nous apporter ? Franchement, pas grand-chose dans les prochains jours. Robin avait dit vrai : le bagage de Rocky est essentiellement composé d’alcool. J’en ai balancé la plus grande part à la flotte il y a quelques minutes seulement. Il m’a fallu trois jours pour la rendre à peu près présentable en vue du Carnaval et à peine était-il terminé qu’elle retombait du manège. Elle aura encore plus soif en se réveillant et je lui céderai – un peu – parce que c’est moins difficile que de la sevrer brusquement. Ensuite, je garderai juste une petite réserve, pour les cas d’urgence, dans les fontes de Psaltérion. »
Elle se pencha et le dévisagea avec le plus grand sérieux.
« Je sais que ça va te paraître dur à croire mais d’ici quelques jours, une fois passé le sevrage et oubliés les souvenirs du Carnaval, elle sera parfaitement bien. Tu la vois dans ses plus mauvais jours : au mieux de sa forme, elle a plus de tripes que nous tous réunis. Et plus de réserve, de compassion, de… inutile de te dire tout ça : autant que tu en juges par toi-même sinon tu continueras de la prendre pour une ivrogne.
— Je suis prêt à en juger sans parti pris », concéda-t-il.
Elle scruta ses traits avec son insistance habituelle. Il sentait la moindre parcelle de son énergie considérable presser sur lui comme si de tout son être elle désirait l’explorer de l’intérieur : c’était une impression qu’il n’aimait pas ; elle lui semblait capable de voir des choses dont il n’avait même pas conscience.
« Je veux bien te croire », finit-elle par dire.
Nouveau silence. Chris était presque certain qu’elle avait autre chose à lui dire, aussi la relança-t-il :
« Je ne comprends pas : tu as parlé tout à l’heure d’oublier les souvenirs du Carnaval. Pour quelle raison ? »
Elle posa les coudes sur les genoux et croisa les doigts.
« Qu’as-tu vu au Carnaval ? » Elle n’attendit pas sa réponse. « Plein de chants, de danses et de réjouissances. Abondance de couleurs, de fleurs et de bonne chère. Les touristes adoreraient le Carnaval mais les Titanides ne les y admettent pas. Pour la bonne raison qu’il s’agit d’une affaire très sérieuse.
— Je le sais. J’ai saisi son utilité.
— Que tu crois. Tu as saisi son propos initial, je te l’accorde. C’est une méthode de contrôle des naissances, chose rarement appréciée, que l’on soit humain ou titanide, lorsqu’elle s’adresse à vous : c’est toujours parfait, mais pour les pouilleux d’en face. »
Elle haussa les sourcils et il dut opiner.
« Quelle impression t’a fait la Sorcière lors du Carnaval ? »
Il considéra la question. « Elle m’a semblé prendre son rôle au sérieux. J’ignore quels sont ses critères mais elle m’a l’air d’étudier à fond chaque proposition. »
Gaby opina. « C’est le cas. Elle en sait plus sur leur reproduction que les Titanides elles-mêmes. Elle est bien plus âgée qu’aucune d’entre elles. Cela fait soixante-quinze ans maintenant qu’elle assiste à des Carnavals.
« Au début, elle aimait ça. » Gaby haussa les épaules. « Qui ne l’aurait aimé à sa place ? Ici, à Gaïa, on la considère comme une grosse légume – une chose que Robin et toi n’avez pas l’air de bien saisir. Le Carnaval renforce son amour-propre, ce dont tout le monde a besoin. Peut-être que dans son cas, elle insiste un peu trop, mais ce n’est pas à moi d’en juger. » Elle détourna une nouvelle fois les yeux et Chris estima (avec raison, devait-il apparaître) qu’elle avait effectivement son opinion sur le sujet. Ce fut alors qu’il comprit que Gaby faisait partie de ces gens incapables de mentir en vous regardant en face. Il l’aimait bien pour cela : il était pareil.
« Au bout d’un moment, toutefois, le rôle commença à lui peser. Le Carnaval est source de bien des désespoirs. Tu ne t’en rends pas compte parce que les Titanides souffrent en privé. Je ne dis pas qu’elles vont se tuer lorsqu’elles ne sont pas élues : je n’ai jamais entendu parler de suicide chez les Titanides. En tout cas, elle était la cause de bien des peines. Elle continua pourtant, même si tout plaisir avait disparu : par sens du devoir, tu comprends. Mais il y a une vingtaine d’années, elle décida qu’elle avait fait tout ce qui était humainement possible. Il était temps qu’un autre prenne le relais. Elle est donc allée voir Gaïa pour lui demander d’être relevée de sa tâche. Et Gaïa a refusé. »
Elle le regarda fixement, attendant qu’il comprenne le sens de ses paroles. Mais il n’avait pas encore compris, pas entièrement. Gaby s’adossa contre la proue et, les mains croisées derrière la tête, contempla les nuages.
« Rocky avait pris ce boulot avec quelques réserves, expliqua-t-elle. J’étais avec elle à l’époque : je le sais. Elle s’y était mise, croyait-elle, en connaissance de cause : elle ne croyait pas entièrement en la parole de Gaïa et la soupçonnait de se garder un atout dans la manche. Le plus drôle pourtant, ce fut que Gaïa tint à la lettre ses promesses : il y eut de bonnes années, quelques chaudes alertes et parfois même de sales moments mais l’un dans l’autre, ce furent bien les plus belles années de sa vie. Pour moi aussi. On ne nous aurait pas entendues nous plaindre, même en cas de danger parce que le jour où nous avions décidé de ne plus retourner sur Terre, nous savions à quoi nous nous engagions. Gaïa ne nous avait jamais promis un voyage d’agrément. Elle avait dit que nous pourrions vivre jusqu’à un âge très avancé, tant que nous serions capables de tenir debout. Et tout s’est passé précisément comme convenu.
« On ne pensait guère à la vieillesse pour la bonne raison qu’on ne vieillissait pas. »
Elle eut un rire vaguement narquois. « Nous étions des espèces d’héroïnes de feuilleton, ou de bande dessinée : “Rendez-vous la semaine prochaine !”… fidèles au poste, inchangées, en route pour de nouvelles aventures. J’ai construit une route autour de Gaïa. Cirocco s’est fait enlever par King Kong puis est parvenue à lui échapper. On a… et merde, arrête-moi : dès que tu mets le pied chez des vieux, ils commencent à te raconter leurs histoires…
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