Il trouva le chemin du living, qui avait le caractère impersonnel des installations hôtelières. Plusieurs personnes regardaient la stéréo. L’une d’elles l’aperçut et se leva pour l’accueillir. « Hello, Jubal !
— Bonjour, Ben. Où en est la situation ? Mike est-il toujours en prison ?
— Non. Il en est sorti peu après mon coup de téléphone.
— La date de l’audience est-elle fixée ? »
Ben sourit. « Non, Jubal, Mike n’a pas été relâché. Il s’est évadé. »
Jubal prit un air dégoûté. « Quelle idée stupide. Le cas sera huit fois plus difficile.
— Je vous avais dit de ne pas vous inquiéter, Jubal. Nous sommes tous présumés morts, et Mike est porté disparu. Cela n’a aucune importance, car nous en avons terminé avec cette ville. Nous irons ailleurs.
— Ils demanderont son extradition.
— N’ayez crainte, ils ne le feront pas.
— J’en doute. Où est-il ? Il faut que je lui parle.
— Il est dans la chambre face à la vôtre, mais il médite. Il m’a demandé de vous dire de n’engager aucune action. Si vous insistez pour lui parler, Jill le tirera de sa méditation, mais je ne vous le conseille pas. Rien ne presse. »
Jubal était sacrement impatient de parler avec Mike et de le tancer vertement pour s’être mis dans une situation pareille. Mais le déranger lorsqu’il était en transe, c’était pire que d’interrompre Jubal lorsqu’il dictait une histoire… Autant déranger un ours qui hiverne.
« Soit. Mais je veux le voir dès qu’il se réveillera.
— Vous le verrez. En attendant, détendez-vous et oubliez les fatigues du voyage. »
Jubal alla s’asseoir à côté d’une femme qui leva la tête. « Bonjour, patron. »
Jubal la regarda. « Puis-je vous demander ce que vous faites ici, Anne ?
— La même chose que vous : rien. Allons, Jubal, calmez-vous. Nous avons autant que vous le droit d’être ici. Mais il était impossible de discuter avec vous. Regardez plutôt et écoutez. Le shérif vient d’annoncer qu’il chasserait toutes les putains de la ville. » Elle sourit. « Nous mettra-t-on sur un balai, comme les sorcières, ou devrons-nous marcher ?
— Je ne pense pas qu’il existe de protocole établi. Vous êtes tous venus ?
— Oui, mais ne vous tracassez pas. Larry et moi avions conclu un accord avec les fils McClintock depuis déjà un an, pour parer à toute éventualité. Ils savent comment la maison fonctionne ; tout se passera très bien.
— Hum ! J’en arrive à croire que j’ai tout au plus le statut de pensionnaire, là-bas.
— Vous nous demandez de faire marcher la maison sans vous embêter. C’est ce que nous avons fait. Quel dommage que nous n’ayons pas voyagé ensemble. Nous sommes là depuis plusieurs heures ; vous avez dû avoir des ennuis.
— En effet. Anne, lorsque je serai rentré chez moi, je jure de ne plus jamais en bouger… et j’arracherai les fils du téléphone et ferai porter la stéréo à la casse.
— Oui, patron.
— Cette fois, je parle sérieusement. » Il regarda l’énorme poste stéréo. « Cette publicité ne va pas bientôt se terminer ? Et où est ma filleule ? Ne me dites pas que vous l’avez laissée à ces crétins de fils McClintock.
— Évidemment pas ; elle est ici, et elle a même une bonne d’enfants, Dieu merci.
— Je veux la voir.
— Patty va vous la montrer. J’en ai assez d’elle ; elle a été insupportable pendant tout le voyage. Patty chérie ! Jubal voudrait voir Abby. »
La femme tatouée, qui traversait rapidement la pièce, s’arrêta net. « Certainement, Jubal ; je n’avais rien d’autre en train. Venez avec moi.
— Les gosses sont dans ma chambre, lui expliqua-t-elle. C’est mieux ainsi, parce que Gueule de Miel peut les surveiller. »
Jubal fut quelque peu surpris de voir ce qu’elle entendait par-là. Le serpent était enroulé en S sur le lit, de façon à ménager deux poches de la taille d’un berceau qui, rembourrées avec d’épaisses couvertures, contenaient chacune un bébé.
La nourrice ophidienne dressa la tête à leur entrée. Patty la caressa. « Tout va bien, ma chérie. Père Jubal veut les voir. Caressez-la, Jubal, pour qu’elle vous gnoque et vous reconnaisse la prochaine fois. »
Jubal roucoula en faisant des grimaces à sa petite favorite qui gazouilla et gigota de plaisir, puis caressa le serpent, qui était vraiment un beau spécimen ; sans doute le boa le plus long qu’il ait vu en captivité. Il envia Patty, et regretta de ne pas avoir le temps de faire plus ample connaissance avec lui.
Le serpent frotta sa tête contre la main de Jubal, exactement comme le ferait un chat. Patty prit Abby dans ses bras. « Pourquoi ne me l’avais-tu pas dit, Gueule de Miel ? Elle m’avertit tout de suite quand il y en a un qui s’emmêle dans les couvertures, mais elle n’arrive pas à gnoquer qu’un bébé qui se mouille a besoin d’être changé. Gueule de Miel trouve cela tout à fait naturel. Abby aussi, d’ailleurs ; n’est-ce pas, ma petite chérie ?
— Je sais. Et qui est l’autre mignonne ?
— Fatima Michèle. Vous ne le saviez pas ?
— Je les croyais encore à Beyrouth !
— Je crois en effet qu’ils sont venus d’un endroit comme ça. Myriam me l’a dit, mais je ne me souviens plus ; je n’ai jamais voyagé. Je gnoque que tous les endroits sont pareils – les gens sont comme partout. Voilà. Vous tenez Abigaël pendant que je m’occupe de Fatima ? »
Jubal prit Abby et lui raconta qu’elle était la plus belle fille du monde, puis fit de même pour Fatima. Et toutes deux le crurent.
Il partit à regret, après avoir caressé Gueule de Miel et lui avoir dit la même chose.
En sortant, ils tombèrent sur la mère de Fatima. « Patron chéri ! » Elle l’embrassa et caressa sa bedaine. « Je vois que vous ne vous êtes pas laissé mourir de faim.
— Je viens de caresser votre fille. Une adorable poupée, Myriam.
— Elle est pas mal, hein ? Nous allons la vendre à Rio.
— Je croyais que le marché était plus favorable au Yémen ?
— Mahmoud dit que non. Il faut la vendre pour faire de la place. » Elle prit la main de Jubal et lui fit sentir son ventre. « Mahmoud et moi fabriquons un garçon. On n’a pas le temps de faire des filles.
— Il ne faut pas parler comme ça, Myriam, la gronda Patty.
— Désolée. Je ne parlerai pas comme ça de votre bébé. Tante Patty ne me trouve pas très distinguée.
— Je gnoque qu’elle a raison, petite coquine. Mais si Fatima est à vendre, je double la mise du plus offrant.
— Parlez-en à tante Patty. J’ai tout juste le droit de la voir de temps en temps.
— N’y allez pas trop souvent, vous seriez tentée de la garder. Faites voir vos yeux… oui, c’est bien possible.
— C’est certain. Mike l’a gnoqué très soigneusement.
— Comment peut-il ? Je ne suis même pas sûr que vous soyez enceinte.
— Si, si, Jubal », confirma Patricia.
Myriam le regarda sereinement. « Toujours sceptique, patron ? Mike l’a gnoqué alors que nous étions encore à Beyrouth, et ne le savions pas nous-mêmes. Il nous l’a téléphoné, et nous avons décidé de fêter l’événement en prenant des vacances. Et nous voici.
— Et que faites-vous ?
— Nous travaillons, et bien plus dur que chez vous. Mon mari est un vrai bourreau de travail.
— Mais que faites-vous ?
— Ils écrivent un dictionnaire martien, expliqua Patty.
— Martien-anglais ? Ça doit être difficile.
— Oh non ! s’exclama Myriam. Ce serait même impossible. Non, une sorte de Larousse martien. Mon rôle est d’ailleurs modeste : je tape le manuscrit définitif. Mahmoud et Mike ont mis au point un système de transcription phonétique en quatre-vingt-un caractères. Nous avons fait transformer une machine I.B.M., en utilisant les majuscules et les minuscules. Je ne suis plus bonne à rien comme secrétaire, patron chéri. Je ne sais plus taper qu’en martien. Vous m’aimerez quand même ? Je sais toujours faire la cuisine… et on me dit que j’ai d’autres talents.
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