« Devinez qui c’est !
— Belzébuth.
— Non.
— Lady Macbeth.
— C’est déjà mieux. Un dernier essai ?
— Cessez de jouer, Gillian, et venez vite vous asseoir à côté de moi.
— Oui, père.
— Et cessez de m’appeler « Père » quand nous ne sommes pas à la maison. Je disais qu’à mon âge, on est obligé de se presser. Chaque lever de soleil est une gemme précieuse, car il n’est pas certain qu’on en verra le coucher. »
Mahmoud sourit. « Jubal… Croyez-vous vraiment que le monde s’arrêtera de tourner le jour où vous deviendrez sérieux ?
— De mon point de vue, certes oui. » Myriam vint s’asseoir de l’autre côté de Jubal, qui passa son bras libre autour de ses épaules. « J’aurais pu me passer de revoir votre vilain visage… ainsi que celui, un peu plus acceptable, de mon ex-secrétaire…
— Patron, lui murmura Myriam, voulez-vous un coup de pied dans les tibias ? Je suis d’une beauté exquise – je le tiens de notre plus haute autorité.
— Silence. J’aurais pu, donc, me passer de vous revoir, mais il n’en va pas de même pour mes filleules. Parce que vous avez négligé de m’envoyer une carte postale, j’aurais pu ne pas voir Fatima Michèle. Si cela s’était produit, je serais revenu vous hanter toutes les nuits.
— Brrr, fit Myriam. Vous risqueriez de faire peur à Micky.
— Je parlais métaphoriquement.
— Et pourquoi, demanda Jill calmement, parliez-vous métaphoriquement ?
— N’ayant aucun usage pour le concept de « fantôme », je ne me sers de ce mot qu’au figuré, bien entendu.
— C’est plus que cela, insista Jill.
— Il se peut. Je préfère voir mes filleules tant que je suis en chair et en os.
— C’est exactement ce que je disais, Jubal, intervint Mahmoud. Vous n’êtes pas près de mourir. Mike a gnoqué qu’il vous reste un bon nombre d’années à vivre. »
Jubal secoua la tête. « Non. Je me suis fixé une limite de trois chiffres.
— Lesquels, patron ? s’enquit Myriam innocemment. Ceux de Mathusalem ?
— Ne devenez pas obscène.
— Mahmoud dit que les femmes doivent être obscènes mais silencieuses.
— Votre mari parle juste. Le jour où mon horloge indiquera trois chiffres, je me désincarnerai, que ce soit à la martienne ou par des méthodes moins raffinées. C’est un droit que personne ne peut me retirer.
— Peut-être, dit Jill lentement. Mais n’y comptez pas trop. Votre plénitude n’est pas proche. Allie a fait votre horoscope la semaine dernière.
— Un horoscope ? Ciel ! Et qui est Allie ? Comment ose-t-elle ! Je vais l’attaquer en justice.
— Je crains que ce ne soit impossible, Jubal, intervint Mahmoud, car elle travaille à notre dictionnaire. Et son vrai nom est Mme Alexandra Vesant. »
Jubal parut ravi. « Becky ? Elle est donc aussi dans cette maison de fous ?
— Oui, Becky. Nous l’appelons Allie parce que nous avons une autre Becky. Ne vous moquez pas de ses horoscopes. Elle voit.
— Saperlipopette, Mahmoud, vous savez parfaitement que l’astrologie est une ineptie.
— Évidemment ; même Allie le sait. La plupart des astrologues sont des imposteurs même pas habiles. Elle la pratique néanmoins plus assidûment que jamais, en se servant des mathématiques et de l’astronomie martiennes, bien plus évoluées que les nôtres. C’est sa façon de gnoquer. Elle pourrait tout aussi bien se servir d’un étang, d’une boule de cristal ou des entrailles d’un poulet. Le moyen importe peu. Mike lui a conseillé de continuer à se servir des symboles qui lui étaient familiers. Ce qui importe, c’est qu’elle voie.
— Que diable entendez-vous par là, Mahmoud ?
— La faculté de gnoquer de l’univers plus que ce que vous avez juste devant le nez. Mike l’a acquise au bout d’années de discipline martienne. Allie était une semi-adepte, malgré son manque de formation sérieuse. Peu importe qu’elle utilise les absurdes symboles de l’astrologie. Un rosaire est tout aussi absurde et dénué de signification. Je parle d’un rosaire musulman, car je m’en voudrais de critiquer nos compétiteurs. » Il tira un rosaire de sa poche et se mit à l’égrener. « Peu importe qu’il n’ait pas de pouvoirs magiques, du moment qu’il vous aide. »
Jubal regarda le chapelet islamique. « Êtes-vous encore un des fidèles, ou faites-vous partie de l’Église de Mike ? » Mahmoud rempocha les perles. « Les deux.
— Mais c’est incompatible !
— Seulement en surface, Jubal. Dans un sens, Myriam a épousé ma religion, et moi, la sienne. Oui, Jubal mon frère bien-aimé, je suis toujours l’esclave de Dieu, soumis à sa moindre volonté, et pourtant je peux dire : « Tu es Dieu, je suis Dieu, et tout ce qui gnoque est Dieu. » Le Prophète n’a jamais affirmé être le dernier prophète ni prétendu avoir dit tout ce qu’il y avait à dire. La soumission à la volonté divine ne fait pas de vous un robot incapable de choisir et donc de pécher. La soumission inclut, par contre, une responsabilité totale quant à ce que nous faisons de l’univers. C’est à nous qu’il incombe d’en faire un jardin céleste, ou bien un abîme de destruction. » Il sourit. « Avec Dieu, tout est possible, pour faire une citation, sauf l’unique Impossibilité : Dieu ne peut échapper à Lui-même, Il ne peut pas abdiquer Sa propre responsabilité. Il doit rester soumis à jamais à Sa volonté. L’Islam demeure – il ne peut pas se décharger de son fardeau, qui est le Sien, le mien, le vôtre, celui de Mike. »
Jubal soupira profondément. « Mahmoud, la théologie me donne le cafard. Où est Becky ? Il y a vingt ans que je ne l’ai pas vue. C’est long.
— Vous la verrez, mais pour le moment elle dicte, et ne peut pas s’interrompre. Laissez-moi vous expliquer. Jusqu’à présent, j’étais quotidiennement en rapport avec Mike – pendant quelques minutes, en fait, mais qui valaient bien une journée de huit heures. Puis je dictais immédiatement ce qu’il m’avait donné, au dictaphone. D’autres gens, formés à la phonétique martienne, transcrivaient les bandes à la main, puis Maryam les tapait sur une machine spéciale, et enfin Mike – mais il n’en a plus le temps – et moi corrigions les feuillets à la main.
« Mais Mike a gnoqué qu’il va nous renvoyer, Myriam et moi, pour terminer ce travail dans le calme ou, plus exactement, il a gnoqué que nous gnoquerons bientôt cette nécessité. Il fait donc préparer des mois et des années d’enregistrements sur lesquels nous pourrons travailler. De plus, nous avons des piles de conférences de Mike qu’il faudra transcrire à leur tour.
« Je pense effectivement, à cause du changement de méthode introduit par Mike, que nous partirons bientôt. Huit chambres ont été équipées de magnétophones, et tous ceux qui en sont capables se relaient : Patty, Jill, moi-même Maryam, votre amie Allie, et d’autres. Mike se met en transe et déverse en nous le langage : définitions, expressions, concepts pendant des moments qui semblent des heures, et nous les dictons immédiatement, tant que c’est encore frais Tout le monde ne peut pas le faire. Sam, par exemple, prononce le martien avec un accent new-yorkais. Il y aurait des centaines d’errata. Et voilà ce qu’Allie fait en ce moment : elle dicte plongée dans la semi-transe nécessaire au rappel absolu Si nous l’interrompions, elle perdrait tout ce qu’elle n’a pas encore dicté.
— Je gnoque, dit Jubal, bien que l’image de Becky Vesey devenue adepte martienne me secoue quelque peu. Enfin lorsqu’elle était artiste de variétés, elle était très douée pour la transmission de pensée. Mais Mahmoud, si vous cherchez du calme pour transcrire vos bobines, pourquoi ne viendriez-vous pas a la maison ? Ce n’est pas la place qui manque.
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