— Cela fait quarante-trois jours.
— Que cela vous serve de leçon. Commencez. « Le chant de mort d’un poulain sauvage » :
Le dur désir hivernal est comme glace en mon cœur
Les échardes des promesses brisées sont aiguës à mon âme
Les fantômes des extases mortes nous séparent encore
Les vents glaciaux de l’amertume balaient le pré et le piquet.
Les cicatrices, les tendons déchirés, les moignons esquillés,
Le puits douloureux de la faim et l’élancement des os démis,
Mes yeux brûlants emplis de sable, où la lumière s’obscurcit,
N’ajoutent rien aux tourments de ma solitude.
Les flammes dansantes de la fièvre dessinent ton visage béni
Et mes tympans crevés entendent encore l’écho de ta voix ;
Je ne crains pas les ténèbres qui s’avancent,
Je n’ai peur de te perdre qu’au moment de ma mort.
« Et voilà, conclut-il presque joyeusement. Signez « Louisa M. Alcott » et envoyez ça au magazine Communion.
— C’est cela que vous appelez un texte commercial, patron ?
— Comment ? Ah. Il vaudra quelque chose plus tard. Classez-le ; mon exécuteur testamentaire le trouvera peut-être utile pour payer les droits de succession. C’est là le malheur : les meilleures œuvres n’acquièrent de la valeur que lorsqu’il est trop tard pour payer leur créateur. La vie littéraire… Merde ! Elle consiste à caresser le chat jusqu’à ce qu’il ronronne.
— Pauvre Jubal ! Comme personne ne le plaint jamais, il faut qu’il se plaigne lui-même.
— Toujours des sarcasmes. Pas étonnant que je n’arrive pas à travailler.
— Ce n’était pas un sarcasme, patron. Seul l’âne sait où le bât blesse.
— Désolé. Bon, voici du commercial. Titre : « Le coup de l’étrier. »
Il y a de l’amnésie dans la corde,
Et la hache console,
Mais le simple poison calmera mieux vos nerfs.
Tout peut s’arrêter par une balle
Et le chevalet procure le sommeil,
Mais le poison, plus pratique, évite le plus dur.
Le bûcher vous donnera le repos,
Ou bien le gaz, la paix,
Mais le pharmacien du coin vend l’oubli en petits paquets.
Lorsque vous êtes las de faire face,
Le cimetière sera votre refuge,
Pour y aller, rien de plus facile qu’un bon poison
Prescrit par un charlatan compatissant.
Chœur :
Avec un cri, et un pleur, et un coup de talon,
La mort arrive sans bruit, ou bien en hurlante ;
Mais le plus plaisant, c’est de trouver la fin
Dans une tasse de thé ou bien un verre de vin.
« Jubal, dit Anne anxieusement, vous digérez mal ?
— Toujours.
— C’est également à classer ?
— Non, c’est pour le New Yorker.
— Ils vont le ficher au panier.
— C’est morbide : ça leur plaira.
— Et puis, il y a des vers qui sont boiteux.
— Justement ! Il faut bien donner à un éditeur quelque chose à changer, pour ne pas le frustrer. Lorsqu’il a mis sa petite crotte dedans, il trouve que ça sent meilleur, et il achète. Ah, ma chère Anne, je fuyais déjà le travail honnête quand vous n’étiez pas encore née. N’essayez pas d’apprendre à grand-père comment on gobe les œufs. Mais dites ! C’est l’heure de la tétée d’Abigaël ! Dorcas aurait dû prendre votre tour.
— Abby peut attendre un moment. Dorcas s’est allongée. Elle a ses malaises matinaux.
— À d’autres, Anne ! Je suis capable de voir si une femme est enceinte quinze jours avant n’importe qui.
— En tout cas, fichez-lui la paix. Elle a horriblement peur que ce ne soit pas vrai, et voudrait continuer à le croire le plus longtemps possible. Ne comprenez-vous donc rien aux femmes ?
— À bien y réfléchir… non. Soit, je ne la harcèlerai pas. Pourquoi n’avez-vous pas amené votre petit ange ? Vous lui auriez donné à boire ici.
— Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait. Elle aurait pu comprendre ce que vous disiez…
— Vous pensez donc que je vais corrompre votre bébé, hein ?
— Elle est trop jeune pour voir que cela baigne dans le sirop de guimauve. De plus, quand elle est là, vous ne faites que jouer avec elle, et ne travaillez plus.
— Connaissez-vous meilleur moyen d’enrichir des heures vides ?
— Jubal, je suis très heureuse que vous soyez fou de ma fille. Moi aussi, je la trouve adorable. Mais vous passez tout votre temps à jouer avec Abby… ou à broyer du noir.
— Quand allons-nous en vacances ?
— Là n’est pas la question. Lorsque vous ne pondez pas d’histoires, vous devenez spirituellement constipé. C’en est arrivé au point où Dorcas, Larry et moi nous rongeons les ongles, et lorsque vous nous appelez, nous frétillons de soulagement. Mais c’est presque toujours une fausse alerte.
— Tant qu’il y a de l’argent pour payer les factures… Qu’est-ce qui vous inquiète, Anne ?
— Et vous, Jubal, qu’est-ce qui vous inquiète ? »
Jubal réfléchit. Devait-il le lui dire ? Tous ses doutes quant à la filiation d’Abigaël avaient été résolus lorsqu’Anne avait hésité entre ce dernier nom et « Zénobie », puis avait fini par lui donner les deux. Elle ne parlait jamais de la signification de ces noms… s’imaginait-elle qu’il l’ignorait ?
Anne continua fermement : « Vous ne trompez personne, Jubal. Nous savons tous très bien que Mike peut prendre soin de lui-même, mais vous paraissez tellement affolé…
— Affolé, moi !
— … Larry a branché le poste stéréo dans sa chambre et nous suivons régulièrement les informations ; mais nous ne sommes pas inquiets, si ce n’est pour vous. Et lorsqu’on parle de Mike, ce qui arrive souvent, nous le savons bien avant que vous ne receviez ces stupides coupures de journaux. Si seulement vous ne les lisiez pas !
— Comment savez-vous cela ? Je me suis donné un mal fou pour que vous ne vous en aperceviez pas.
— Voyons, Patron, dit-elle avec lassitude, il faut bien que quelqu’un aille vider les ordures. Vous croyez que Larry ne sait pas lire ?
— Ah. Ce satané incinérateur ne fonctionne plus depuis le départ de Duke. Comme bien des choses, d’ailleurs.
— Envoyez un mot à Mike ; Duke reviendra immédiatement.
— Vous savez parfaitement que je ne peux pas faire cela. » Ce qu’elle venait de lui dire le chiffonnait d’autant plus que c’était certainement vrai… Il fut pris d’une soudaine suspicion « Anne ! N’êtes-vous restée ici que parce que Mike vous l’a demandé ?
— Je suis ici parce que je le veux, répondit-elle promptement.
— Hum… je me demande si c’est une réponse.
— Je regrette parfois que vous ne soyez pas assez petit pour vous donner la fessée. Puis-je terminer ?
— Je vous en prie. » Et les autres, seraient-ils restés ? Myriam aurait-elle épousé Mahmoud et serait-elle allée à Beyrouth si Mike ne l’avait pas approuvé ? Le nom de « Fatima Michèle » pouvait être un hommage à sa nouvelle foi et en même temps au meilleur ami de son mari… ou bien un code aussi explicite que le prénom du bébé d’Anne. Et dans ce cas, Mahmoud portait-il ses cornes sans le savoir, ou avec une sereine fierté comme le fit, dit-on, Joseph ?… Mahmoud, conclut-il, connaissait les secrets de sa houri ; une omission aussi importante n’était pas permise entre frères d’eau. Si elle était importante, ce dont Jubal, en tant que médecin et agnostique, doutait fort. Mais pour eux, elle devait l’être…
« Vous ne m’écoutez pas.
— Désolé, je rêvais. »… et il serait temps que tu cesses, vilain vieux bonhomme. Lire des significations dans les prénoms que des mères donnent à leurs enfants ! Si cela continue, tu vas te mettre à l’arithmomancie… puis à l’astrologie… au spiritisme, jusqu’à ce que la sénilité te conduise au point où tu ne seras plus qu’une vieille carcasse bonne pour l’asile de vieillards, et trop stupide pour se désincarner avec dignité. Monte vite à la clinique, et prends dans le tiroir n°9, code « Léthé », deux granulés, bien qu’un soit plus que suffisant…
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