— Si je la connais ? Elle est de moi !
— Je ne savais pas qu’elle était si vieille. Mike en tire un bon parti. L’idée est que chaque fois que vous rencontrez un autre être gnoquant, qu’il soit homme, femme ou chat de gouttière, vous rencontrez votre « autre extrémité ». L’univers est une chose que nous avons fabriquée ensemble, et nous sommes convenus d’oublier la plaisanterie. »
Jubal ne paraissait guère réjoui. « Solipsisme et panthéisme… avec ça, on peut tout expliquer. Éliminez les faits gênants, réconciliez toutes les théories, ajoutez-y tous les faits vrais ou illusoires qui vous plaisent, et ça y est. Mais c’est de la barbe à papa – c’est gros, ça a de la couleur, mais pas de substance. C’est aussi peu satisfaisant que de conclure une histoire par : «… et alors le petit garçon tomba du lit et se réveilla ».
— Ne me regardez pas comme ça – prenez-vous en plutôt à Mike. Et croyez-moi, ce qu’il disait était convaincant. À un moment, il s’est interrompu pour dire : « Vous devez être fatigués de m’entendre parler depuis si longtemps…», et toute la salle hurla « Non ! ». Il les avait dans sa poche. Mais il leur dit qu’il avait la voix fatiguée et que, de toute façon, il était temps de faire des miracles. Il effectua quelques tours de passe-passe absolument stupéfiants. Savez-vous qu’il avait été magicien dans une sorte de cirque ?
— Je savais qu’il avait été dans un cirque, mais il ne m’avait jamais dévoilé la nature exacte de sa honte.
— Il est époustouflant. Rendez-vous compte que je me suis laissé prendre à certains de ses tours. Mais si ce n’était que cela… ce sont surtout ses boniments qui les fascinaient. Il finit par s’arrêter et leur déclara : « On s’attend à ce que l’Homme de Mars fasse des choses merveilleuses… je fais donc quelques miracles à chacune de ces rencontres. Ce n’est pas de ma faute si je suis l’Homme de Mars : c’est arrivé ainsi. Vous aussi, vous pourrez faire des miracles, si vous le voulez vraiment. Toutefois, si vous ne voulez pas vous contenter de si peu, il faut entrer dans le cercle. Je verrai personnellement ceux qui veulent apprendre. On va vous distribuer des cartes. »
« Patty m’expliqua que le public était en grande partie composé de jobards, de gens venus par simple curiosité, ou bien entraînés par des membres d’un des cercles intérieurs… car, Jubal, Mike a divisé son machin en neuf cercles, comme les degrés d’initiation maçonnique, et on ne dit pas aux membres qu’il existe des cercles encore plus proches du centre avant qu’ils ne soient mûrs pour y pénétrer. « Ça, me dit Pat, c’est la spécialité de Michaël. Il fait cela aussi facilement qu’il respire : il les sent, tous, et choisit les candidats possibles. C’est pour cela qu’il fait traîner la séance en longueur. Duke est là-haut, derrière cette grille, et Mike lui indique ceux qui font le poids, où ils sont assis, comment ils sont habillés, de façon à éliminer ceux dont il ne veut pas. Duke les coche sur un plan de la salle et le donne à Aube, qui prend la relève.
— Comment arrivent-ils à faire cela ? demanda Harshaw.
— Je ne l’ai pas vu, Jubal. Les moyens ne manquent pas, du moment que Mike a repéré ceux qu’il veut et arrive à communiquer avec Duke. Patty dit que Mike est doué de seconde vue ; je ne nie pas que ce soit possible. Et ensuite, ils font la quête – mais sans musique douce ni badauds. Mike dit que personne ne voudrait croire que c’est une église s’ils ne faisaient pas la quête. Si vous aviez vu ça ! Ils passent des corbeilles déjà pleines de billets, et Mike leur dit que c’est le résultat de la quête précédente, et qu’ils n’ont qu’à se servir s’ils sont fauchés et en ont besoin. Mais que ceux qui ont envie de donner donnent. On prend ou on donne, comme on veut. Je pense qu’il a trouvé là un excellent moyen de se débarrasser de l’argent qu’il a en trop.
— Si c’est bien fait, dit Jubal songeusement, je pense que le résultat est plutôt que la plupart donnent davantage… tandis que quelques-uns en prennent juste un peu. Oh, sans doute très peu.
— Je n’en sais rien, Jubal. Patty m’entraîna au moment où Mike cédait la place à Aube. Elle m’emmena dans un auditorium privé où commençait l’office du Septième Cercle, composé de membres qui sont là depuis des mois, et qui ont fait des progrès… si on peut appeler ça des progrès.
« La transition fut brutale. Le service public était moitié conférence, moitié spectacle. Celui-là ressemblait à un rite vaudou. Mike était en robe maintenant ; il paraissait plus grand, ascétique, et son regard était intense. Il y avait peu de lumière, et une musique à vous donner la chair de poule, mais qui vous incitait en même temps à danser. Patty et moi nous installâmes sur un canapé qui ressemblait diantrement à un lit. Quant au service lui-même, je ne pourrais pas vous dire en quoi il consistait. Mike chantait des choses en martien, et ils lui répondaient en martien, sauf quand ils psalmodiaient « Tu es Dieu, Tu es Dieu ! » en rajoutant un mot martien à vous écorcher la gorge. »
Jubal émit un curieux croassement. « Ceci ?
— Oui, je crois… Jubal, est-ce que vous m’avez fait marcher ?
— Non. Mahmoud me l’a appris ; il dit qu’il s’agit d’une sombre hérésie – selon ses propres lumières, du moins. C’est le mot que Mike traduit par « Tu es Dieu ». Mahmoud dit que c’est à peine une tentative de traduction. C’est l’univers proclamant sa conscience de lui-même… c’est l’affirmation du péché sans la moindre trace de contrition… et vingt autres choses encore. Mahmoud dit qu’il ne le comprend même pas en martien, sinon qu’il ne connaît rien de pire ; ce serait plutôt le défi de Satan que la bénédiction de Dieu. Continuez. C’était tout ? Une poignée de fanatiques hurlant en martien ?
— Non, Jubal, ils ne hurlaient pas et ne ressemblaient nullement à des fanatiques. Parfois, c’était un murmure à peine audible, parfois cela s’enflait un peu. Mais ils suivaient un rythme, une structure peut-être semblable à celle d’une cantate… et pourtant cela ne semblait pas appris par cœur. On aurait cru une seule personne, fredonnant par vingt bouches ce qui lui passait par la tête. Rien à voir avec l’hystérie des Fostérites ; au contraire, on sentait un calme pareil à celui qui précède le sommeil, mais derrière lequel on percevait une intensité croissante. Avez-vous déjà assisté à une séance de spiritisme ?
— Certainement. J’ai tout essayé, Ben.
— Vous savez alors comment la tension peut monter sans que quiconque fasse un geste ou dise un mot. C’était assez semblable à cela, mais avec une immense force contenue.
— C’était donc « apollinien ».
— Ah ?
— En tant qu’opposé à dionysiaque. On simplifie généralement « apollinien », en en faisant un synonyme de doux, calme, froid. Mais apollinien et dionysiaque sont les deux faces d’une même médaille. Une nonne agenouillée dans l’immobilité la plus totale connaît peut-être une extase plus frénétique qu’une prêtresse de Pan ou de Priape célébrant l’équinoxe vernal. L’extase est là, « Jubal se frappa le crâne », et non dans les manifestations extérieures… Une autre erreur consiste à identifier « apollinien » avec « bon », simplement parce que les préceptes et les rites de nos sectes les plus respectables sont apolliniens. C’est un vulgaire préjugé. Continuez, Ben, je vous écoute.
— Bon. C’était quand même moins calme que les dévotions de votre nonne. Ils se levaient, bougeaient, changeaient de siège, s’embrassaient ou se pelotaient – rien de plus, je pense, mais l’éclairage était mauvais. Une fille voulait apparemment se joindre à nous, mais Patty lui fit un signe, et elle se contenta de nous embrasser et repartit. » Ben sourit. « Je dois dire qu’elle embrassait très bien. Je me sentais un peu gêné parce que j’étais le seul à ne pas être en robe, mais personne ne semblait y prêter garde.
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