Tout en parlant, Il m’observait. Il Se tut brusquement.
— Qu’est-ce qui vous chiffonne, à présent ?
— Jerry… S’il y a cinq cents ans que j’ai perdu Margrethe, c’est sans espoir. Non ?
— Ah, mais bon sang, mon vieux ! Est-ce que Je ne vous ai pas dit de ne pas essayer de comprendre des choses que vous ne pouvez pas comprendre ? Est-ce que Je M’occuperais de ça si c’était sans espoir ?
— Jerry, dit Katie, j’avais réussi à calmer Alec, et voilà que Tu le troubles à nouveau.
— Excuse-moi.
— Tu ne l’as pas fait exprès. Alec, Jerry parle sans ménagement, mais Il a raison. Pour vous, tout seul, cette quête a été sans espoir. Mais avec l’aide de Jerry, vous pourrez peut-être la retrouver. Ce n’est pas absolument certain, mais il y a une chance. Et le temps ne compte pas, que ce soit cinq secondes ou cinq cents ans. Vous n’avez pas à comprendre ça, mais il faut Le croire. Je vous en prie.
— D’accord. D’abord parce qu’autrement il n’y aurait vraiment plus d’espoir. Plus aucun…
— Mais il y en a. Il vous suffit d’être patient.
— J’essaierai. Mais je pense que Marga et moi nous n’aurons jamais notre petit relais au Kansas.
— Pourquoi pas ? fit Jerry.
— Après cinq siècles ? Même la langue aura changé. Et personne ne saura plus faire la différence entre un sorbet au chocolat chaud et une chèvre. Les coutumes changent vite.
— Eh bien, vous réinventerez le sorbet au chocolat et vous ferez un malheur. Fiston, ne soyez pas pessimiste comme ça.
— Ça vous dirait d’en avoir un maintenant ? proposa Sybil.
— Je crois qu’il serait préférable qu’il ne mélange pas le sorbet avec son Jack Daniels , remarqua Jerry.
— Merci, Sybil… mais je crois que je pleurerais dessus. Ça me ferait trop penser à Marga.
— Alors ne le faites pas. Pleurer dans son verre, c’est déjà triste, mais dans un sorbet au chocolat, c’est dégoûtant.
— Est-ce que je peux finir l’histoire de ma scandaleuse jeunesse ou bien est-ce que personne ne m’écoute ? demanda Katie.
— Moi, je vous écoute, dis-je. Vous avez fait un accord avec Josué.
— Avec ses espions. Alec mon amour, je dois quelque explication à quelqu’un que j’aime et respecte, c’est-à-dire vous. Certaines personnes qui savent qui je suis – et encore plus qui l’ignorent – considèrent Rahab la prostituée comme une traîtresse. Trahison en temps de guerre, délation de citoyens, etc.
— Je ne l’ai jamais pensé, Katie. Jéhovah avait décrété que Jéricho devait tomber. Etant donné que c’était prévu, vous ne pouviez rien y changer. Vous avez en fait sauvé la vie de votre père, de votre mère et des autres gosses.
— Oui, mais il y a autre chose encore, Alec. Le patriotisme est un concept largement démodé. En ce temps-là, à Canaan en dehors de la loyauté due à la famille, il ne pouvait exister qu’une loyauté personnelle vouée à un chef, quel qu’il soit – d’ordinaire un guerrier qui s’était proclamé « roi » après une victoire. Mais, Alec, une putain n’avait pas cette sorte de loyauté.
— Vraiment ? J’ai fait mes études au séminaire mais je ne connais pas très en détail ce qu’était la vie en ce temps-là. J’ai tendance à tout ramener au Kansas.
— Ce n’était pas vraiment différent. Une putain, alors, était soit une prostituée du temple, soit une esclave, soit encore une fille qui exerçait sa profession à titre libéral. Ce qui était mon cas. Ah ! oui, les putains ne pouvaient rien refuser aux gouvernants. Impossible. Un officier du roi se présentait : il venait pour l’amour gratis, pour la boisson gratis… La patrouille civile – les flics – c’était la même chose. Et les politiciens aussi. Alec, je dis la vérité : j’ai fait plus souvent mon travail à titre gratuit que pour de l’argent. Et j’ai souvent eu droit à un cocard en prime. Non, je n’éprouvais pas le moindre sentiment de loyauté envers Jéricho. Les Juifs n’étaient pas plus cruels et ils étaient tellement plus propres !
— Katie, je ne connais aucun chrétien protestant qui pense du mal de Rahab. Mais je me suis souvent interrogé à propos de divers détails de son, de votre histoire. Votre maison était située sur les murailles de la ville ?
— Oui. Ce n’était pas très pratique pour l’entretien, d’ailleurs, avec tous ces seaux d’eau à monter jusqu’en haut des marches. Mais le loyer était bas et, pour mon travail, c’était mieux. C’est parce que j’habitais sur le mur que j’ai pu sauver les agents du général Josué. Ils sont passés par la fenêtre en se servant de ma corde à linge. Ils ne me l’ont jamais rendue, remarquez.
— Quelle était la hauteur de ce mur ?
— Hein ? Grand dieu, je ne sais pas. En tout cas, il était très haut.
— Vingt coudées.
— C’est ça, Jerry ?
— J’étais sur place. Par intérêt professionnel. Première utilisation de la guerre psychologique combinée avec des armes soniques.
— Si je demande quelle était la hauteur du mur, Katie, c’est parce qu’il est écrit dans la Bible que vous avez rassemblé toute votre famille dans votre maison et que vous y êtes restés durant le siège.
— Ça c’est sûr. Sept jours atroces. Mais mon contrat avec les espions israélites l’exigeait. Je n’avais que deux petites pièces, pas assez grandes pour trois adultes et sept enfants. Nous n’avions plus de vivres, plus d’eau, les enfants pleuraient et mon père n’arrêtait pas de se plaindre. Il a été bien heureux de prendre l’argent que je rapportais. Avec sept gosses à nourrir. Mais ça lui déplaisait de demeurer dans cette maison où je me faisais sauter, et il avait horreur de dormir dans mon lit. Mon lieu de travail. Mais il l’a fait pourtant, et moi j’ai dormi par terre.
— Donc toute votre famille était dans la maison quand les murs se sont écroulés.
— Oui, bien entendu. Nous n’avons pas osé sortir jusqu’à ce que les deux espions viennent nous chercher. On avait accroché un bout de fil rouge à la fenêtre pour qu’ils ne se trompent pas.
— Katie, votre maison était sur le mur, à près de dix mètres de haut. La Bible dit que le mur s’est effondré d’une seule pièce. Est-ce que quelqu’un a été blessé ?
Elle eut l’air surprise.
— Non, pourquoi ?
— La maison ne s’est pas écroulée ?
— Non. Alec, ça s’est passé il y a longtemps. Mais je me rappelle les trompettes, et le cri, et le tremblement de terre et la ville qui tombait en miettes. Mais ma maison n’a pas été touchée.
— Saint Alec !
— Oui, Jerry !
— Vous devriez savoir cela : vous êtes un saint. C’est un miracle. Si Yahvé n’avait pas provoqué des miracles à droite et à gauche, les Israélites ne seraient jamais venus à bout des Cananéens. Comment voulez-vous que cette bande de clodos tombe sur un pays prospère avec des tas de villes fortifiées sans perdre une seule bataille ? Les miracles. Demandez donc aux Cananéens. Si vous arrivez à en trouver. Mon Frère les a tous fait passer par l’épée, à quelques exceptions près : pour les plus jeunes et les plus jolies qui se sont retrouvées en esclavage.
— Mais Jerry, c’était la Terre promise, et ils étaient le peuple élu.
— Evidemment qu’ils sont le peuple élu. Etre élu par Yahvé, il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser. Est-ce que vous connaissez suffisamment la Bible pour savoir combien de fois Il a fait ça avec eux ? Quand Il S’y met, Mon Frère est vraiment con.
J’avais certes ingurgité par mal de Jack Daniels et reçu quelques chocs. Mais le blasphème désinvolte de Jerry me fit bondir.
— Jéhovah Notre Seigneur est un Dieu juste !
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