Robert Heinlein - Job - une comédie de justice

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Promis à une brillante carrière militaire lorsqu’une grave maladie l’obligea à y renoncer en 1934, il est devenu un des auteurs les plus prolifiques de notre époque. Qui donc se mêle de bouleverser ainsi la vie du pasteur Alex Hergensheimer alors qu’il regagne son cher Kansas après un long voyage ? Dieu ou Satan ?
Tout commence par un épisode de très païenne magie lors d’une escale en Polynésie…
Et quand il se retrouve à bord, l’honorable pasteur découvre que tout a changé, y compris lui-même : pour ses compagnons, il est Alec Graham, homme d’affaires, et pour Margrethe, la jolie stewardess, un parfait amant ! Plus dangereux encore : il se retrouve à la tête d’un million de dollars fort mal acquis.
Quant au temps historique, là, c’est le total chamboulement. Dans quel passé… ou quel futur est-il ?
Sentant se perdre son identité et son âme, Alex s’affole, craint l’approche de quelque Armaguedon…

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Un autre homme était derrière le bureau mais j’ai aperçu le commissaire à l’intérieur et j’ai attiré son attention.

— Hello ! Vous voilà déjà de retour ?

Il est sorti.

— Oui. Pour une fois, tout était en règle.

Je lui ai remis le coffret.

— Je devrais louer vos services. Ici, rien ne cadre jamais. En tout cas jamais avant minuit. Bon, allons prendre un verre. J’en ai besoin.

— Moi aussi !

Le commissaire m’a précédé vers l’arrière, jusqu’à un bar à ciel ouvert que je n’avais pas remarqué sur le plan du bâtiment. Le pont supérieur s’achevait à cet endroit et celui sur lequel nous nous trouvions, le pont D, se poursuivait en pont-promenade. Nous marchions sur un très beau plancher de teck. L’extrémité du pont C formait un auvent sur lequel on avait tendu des écrans de toile. Sur de longues tables, disposées à angle droit du bar, un somptueux buffet était présenté et les passagers faisaient la queue. Un peu plus loin, vers la poupe, des cris, des rires et des bruits d’éclaboussement venaient de la piscine.

Le commissaire me conduisit jusqu’à une petite table occupée par deux jeunes officiers.

— Vous deux, sautez par-dessus bord.

— Tout de suite, commissaire.

Ils se levèrent immédiatement, prirent chacun leur verre de bière et s’éloignèrent vers l’arrière. L’un d’eux m’adressa un sourire en inclinant la tête comme si nous nous connaissions. Je répondis à son salut par un Hello ! sonore.

La table était en partie abritée du soleil par un vélum et le commissaire me demanda :

— Désirez-vous vous asseoir au soleil et regarder les filles, ou à l’ombre pour vous détendre ?

— Les deux. Choisissez votre place, je prendrai l’autre.

— Mmm… Nous allons déplacer un peu la table et nous nous assiérons tous deux à l’ombre. Voilà, nous y sommes.

Il s’assit, le regard tourné vers l’avant, et je me retrouvai forcément face à la piscine – ce qui confirma ce que je pensais avoir vu au premier regard : pour se baigner à bord, point n’était besoin de maillot de bain.

Si j’avais réfléchi un instant, j’aurais logiquement pu le déduire, mais tel n’avait pas été le cas. La dernière fois que j’avais vu des gens se baigner sans maillot, je devais avoir douze ans à peine et ce privilège était strictement réservé aux jeunes enfants de sexe mâle.

— J’ai dit : que voulez-vous boire, monsieur Graham ?

— Oh ! désolé, je ne vous avais pas entendu.

— Je sais. Vous admirez le spectacle. Ce sera quoi ?

— Eh bien… Un zombie danois.

Il haussa les sourcils.

— A cette heure !… Vous savez que c’est foudroyant. Mmm… (Il fit signe du doigt à quelqu’un qui se trouvait derrière moi.) Viens ici, ma jolie.

Je levai les yeux pour voir la serveuse. Je la dévisageai une fois, puis une seconde fois. Je me souvins de l’avoir vue au travers des brumes de l’alcool la veille au soir. C’était une des deux rousses de la troupe de hula.

— Va dire à Hans que je veux deux silver fizz. Tu t’appelles comment, ma poulette ?

— Monsieur Henderson, si vous faites encore mine de ne pas vous rappeler mon nom, je renverse le contenu de votre verre sur votre crâne dégarni.

— D’accord, mignonne. Maintenant, dépêche-toi. Et remue-moi ces gros mollets.

Elle eut un reniflement de mépris et s’éloigna d’une démarche souple. Ses jambes étaient longues et gracieuses.

— Une très chic fille, poursuivit le commissaire. Ses parents habitent tout près de chez moi à Odense. Je l’ai connue bébé. Oui, Bodel est vraiment très chouette. Elle poursuit des études de chirurgien-vétérinaire. Plus qu’un an.

— Vraiment ? Mais comment peut-elle étudier et faire ce qu’elle fait ?

— La plupart de nos filles sont inscrites à l’université. Certaines sont en vacances d’été, d’autres ont pris un congé. La mer, des distractions et de l’argent de côté pour le prochain trimestre. Lorsque je recrute, je donne toujours la préférence aux filles qui poursuivent leurs études universitaires. On peut leur faire confiance et elles parlent plusieurs langues. Regardez votre stewardess, Astrid ?

— Non, Margrethe.

— Ah, oui, c’est vrai. Vous êtes dans la 109. Astrid est à bâbord et c’est Margrethe qui est de votre côté. Margrethe Svensdatter Gunderson. Institutrice. Anglais et histoire. Connaît quatre autres langues – sans compter les langues Scandinaves – et possède deux licences pour deux de ces langues. En congé d’une année de l’Ecole H.C. Andersen. Je suis certain que c’est son dernier voyage.

— Ah ? Pourquoi ?

— Elle va épouser un riche Américain. Etes-vous riche vous-même ?

Moi ? Est-ce que j’en ai l’air ?

Etait-il possible qu’il sût ce qu’il y avait dans le coffret fermé à clé ? Grands dieux, que peut-on faire d’un million de dollars qui ne vous appartient pas ? Je ne peux quand même pas tout jeter par-dessus bord. Mais pour quelle raison Graham voyageait-il avec une pareille somme en liquide ? Je pouvais imaginer plusieurs raisons, toutes mauvaises. Et toutes pouvaient m’amener plus d’ennuis que je n’en avais jamais connu.

— Les riches Américains n’ont jamais l’air d’être ce qu’ils sont. Ils s’entraînent pour ne pas le laisser voir. Je parle des Américains d’Amérique du Nord, bien entendu. Les Sud-Américains sont d’une tout autre espèce. Ah, merci, Gertrude. Tu es une gentille fille.

— Vous voulez vraiment ce verre sur votre tonsure ?

— Et toi, tu veux que je te jette tout habillée dans la piscine ? Fais attention, coquine, sinon je vais le dire à ta mère. Pose ça là et donne-moi la note.

— Il n’y en a pas. Hans voulait offrir un verre à M. Graham. Alors il a décidé de vous en offrir un aussi.

— Eh bien, tu lui diras que c’est comme ça que le bar perd de l’argent. Dis-lui aussi que je retiendrai ça sur son salaire.

C’est comme ça que j’ai bu deux silver fizz au lieu d’un. Et j’étais en route pour un désastre en tout point semblable à celui de la veille quand M. Henderson décida que nous devions manger. Je voulais un troisième fizz. L’effet des deux premiers avait été bénéfique : j’avais cessé de me tourmenter à propos de cette boîte insensée remplie d’argent pour me consacrer plus attentivement au spectacle des abords de la piscine. Je découvrais qu’une vie entière de conditionnement pouvait être balayée en vingt-quatre heures à peine. Ce n’était pas un péché que de contempler la nudité féminine sans voiles. C’était un spectacle aussi charmant et innocent que de regarder des fleurs ou des chatons – quoiqu’en plus distrayant, il fallait le reconnaître.

Je manifestai le désir d’un troisième verre. M. Henderson s’y opposa. Il appela Bodel et lui glissa quelques mots rapides en danois. Elle s’éloigna pour revenir un instant plus tard avec un plateau lourdement chargé : des smorgasbord, des boulettes de viande chaudes, des pâtisseries fourrées de crème glacée, du café très fort, le tout en quantité généreuse.

Vingt-cinq minutes après, si je savourais toujours le spectacle des jeunes filles près de la piscine, je n’étais plus en roue libre vers une nouvelle catastrophe alcoolique. J’étais même redevenu sobre et lucide au point de comprendre que non seulement je ne pourrais pas résoudre mes problèmes par l’alcool, mais que je devais même le bannir jusqu’à ce que je les aie résolus – puisqu’il était évident que je ne savais pas maîtriser les boissons fortes. L’oncle Ed avait raison : il faut de l’entraînement pour le vice, ainsi qu’une longue pratique ; autrement, et pour des raisons strictement pragmatiques, la vertu dominerait, même après que l’instruction morale aurait cessé son effet.

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