— Monsieur, je préférerais recommencer avec des matériaux nouveaux.
— Tous ceux de votre guilde préfèrent toujours tout recommencer. Sans penser à ce que ça coûte, bien sûr. Je pourrais vous désigner pour le Glaroon pendant quelques cycles. Qu’en dites-vous ?
Jerry mit un certain temps à répondre.
— Je m’en remets au jugement du Président.
— Vous avez raison. Nous en discuterons donc plus tard. Pourquoi vous êtes-vous donc intéressé à cette créature de votre frère ?
Je devais m’être endormi, parce que je voyais distinctement des chiots et des chatons qui jouaient dans une cour, et pourtant, il n’y avait rien de la sorte en ce lieu. J’ai entendu Jerry répondre :
— Monsieur le Président, dans une créature humaine, tout ou presque est ridicule. Sauf sa capacité à endurer courageusement et à mourir bravement pour ce qu’elle aime et ce qu’elle croit. Peu importe que cet amour ne soit pas fondé, ni cette croyance justifiée. C’est le courage, c’est la bravoure qui comptent. Ce sont là des qualités uniquement humaines, tout à fait indépendantes du créateur de l’humanité, auquel elles sont étrangères d’ailleurs : je le sais, puisqu’il s’agit de mon frère… et moi non plus, je ne les ai pas. Vous me demandez, pourquoi cet animal et pourquoi moi ? Celui-là, je l’ai ramassé au bord d’une route, il était égaré, et pourtant – oubliant ses propres ennuis, bien trop gros pour lui ! – il a tenté vaillamment (et en vain) de sauver mon « âme » selon l’enseignement qu’il avait reçu. Là encore, peu importe que sa tentative ait été absurde et inutile : il a essayé parce qu’il me croyait en danger. A présent qu’il est dans l’ennui, je lui dois de faire un effort égal.
M. Koshchei a baissé Ses lunettes sur Son nez et regardé Jerry par-dessus.
— Vous ne me donnez aucune raison valable d’intervenir auprès de l’autorité locale.
— Monsieur, n’existe-t-il pas une règle de la guilde qui exige des artistes qu’ils se montrent bons dans la manière dont ils traitent leurs volitifs ?
— Non.
Jerry a eu l’air démonté.
— Monsieur, il y a quelque chose que j’ai dû mal comprendre dans ce qu’on m’a appris.
— Oui, je le pense. Il existe un principe artistique – et non une règle – selon lequel les volitifs doivent être traités en conformité avec les principes. Mais insister sur la bonté ce serait éliminer cette marge de liberté pour laquelle nous avons inventé la volonté pour ces créatures. Sans possibilité de tragédie, les volitifs ne seraient que des golems.
— Monsieur, je pense comprendre cela. Mais le Président voudrait-Il m’expliquer le principe artistique de conformité aux principes ?
— Ce n’est pas compliqué, Lucifer. Pour une créature qui exerce son art propre et mineur, les règles selon lesquelles elle l’exerce doivent soit lui être connues, soit être apprises par l’erreur ou par l’épreuve ; l’erreur n’étant pas toujours fatale. En bref, la créature doit être capable d’apprendre et de tirer bénéfice de son expérience.
— Monsieur, c’est exactement le motif de ma plainte à l’encontre de mon frère. Prenons ce rapport que Vous avez devant Vous. Yahvé a tendu un piège à cette créature afin de la soumettre à une épreuve où elle ne pouvait gagner, puis il a décidé que le jeu était fini et il lui a enlevé la récompense. Et bien que ce soit là un cas extrême, un test destructeur, il n’en est pas moins typique de la manière dont il traite ses volitifs. Les jeux sont arrangés afin que ses créatures ne puissent jamais gagner. Depuis six millénaires, j’ai récupéré les perdants… et la plupart arrivent en enfer dans un état catatonique, paralysés par la peur : la peur de moi, la peur d’une éternité de tourments. Ils ne peuvent pas croire qu’on a pu leur mentir à ce point. Mes thérapeutes ont dû travailler dur pour récupérer ces malheureuses épaves. Ça n’a rien de drôle.
M. Koshchei ne semblait pas écouter. Il s’était renfoncé dans Son vieux fauteuil à bascule qui craquait régulièrement – oui, je savais que ce craquement venait de mes propres souvenirs – et il feuilletait à nouveau mon manuscrit. Il a gratté les mèches de Ses cheveux gris autour de Sa tonsure et émis un bruit irritant, à la fois bourdonnement et sifflement. Cela aussi venait du souvenir que j’avais du Dr Simmons, mais c’était bel et bien réel.
— Cette créature femelle. L’appât. Un volitif ?
— Oui. C’est en tout cas mon opinion, monsieur le Président.
(Seigneur ! Jerry, vous ne le saviez même pas avec certitude !)
— Dans ce cas, Je ne pense pas que cette créature-là se satisferait d’un simulacre. (Il continuait à bourdonner et à siffler entre Ses dents.) Alors, voyons un peu plus loin…
Le bureau de M. Koshchei avait paru plutôt petit quand nous y étions entrés ; à présent, d’autres personnes nous y avaient rejoints : un autre ange, qui ressemblait beaucoup à Jerry mais en plus vieux et avec un air pincé qui ne rappelait en rien la jovialité de Jerry. Un personnage encore plus vieux, vêtu d’un long manteau, avec un chapeau à large bord, un bandeau sur un œil et un corbeau perché sur l’épaule, et – maudit soit cet arrogant ! – Sam Crumpacker, cette fripouille d’avocassier de Dallas !
Derrière Crumpacker, trois hommes étaient alignés. Ils avaient l’air bien nourris et tous trois m’étaient vaguement familiers. En tout cas, je savais que je les avais déjà rencontrés auparavant.
Et j’ai compris. C’était en pariant avec eux que j’avais gagné une centaine (ou bien était-ce un millier ?) de dollars. Un pari stupide.
Mon regard est revenu sur Crumpacker, et ma colère a décuplé : ce voyou avait maintenant mon propre visage !
Je me suis tourné vers Jerry et je lui ai dit rapidement, dans un murmure :
— Vous voyez cet homme là-bas ? Celui qui…
— Silence !
— Mais…
— Taisez-vous et écoutez.
Le frère de Jerry avait pris la parole.
— Alors qui se plaint ? Vous voulez que je mette ma casquette de Jésus pour le prouver ? Le fait que quelques-uns s’en sortent prouve que ce n’est pas aussi dur que ça. Sept et demi pour cent dans cette dernière fournée, sans compter les golems. Est-ce que ce n’est pas bon, ça ? Qui dit le contraire ?
Le vieux au chapeau noir a dit :
— En dessous de cinquante pour cent, je considère que c’est un échec.
— Qui dit ça ? Qui est-ce qui perd tous les mille ans ? La façon dont tu t’occupes de tes créatures, ça te regarde ! Et moi je m’occupe de mon boulot.
— C’est bien pour ça que je suis là ! a fait le vieux. Tu t’es mêlé de ce qui ne te regardait pas.
— Pas moi ! (Yahvé a montré du pouce le personnage qui ressemblait à moi et à Sam Crumpacker.) Lui ! Le goy. Un petit peu trop dur ? Et alors, il est à qui ? Réponds à ça !
M. Koshchei, en tapotant mon manuscrit, s’est adressé à l’homme qui avait mon visage.
— Loki, dans cette histoire, vous apparaissez combien de fois ?
— Tout dépend comment Vous comptez, chef. Huit ou neuf, si Vous comptez les figurations. L’un dans l’autre, si Vous tenez compte du fait que j’ai passé quatre semaines pleines à travailler cette petite coquine d’institutrice pour qu’elle tombe dans les bras de duchenoque quand il se pointerait.
La main énorme de Jerry s’est refermée sur mon avant-bras gauche.
— Du calme !
Loki a poursuivi :
— Et Yahvé ne m’a pas payé.
— Pourquoi est-ce que je devrais payer, hein ? Pourquoi ? Qui a gagné ?
— Tu as triché. Ton champion, ton bigot de concours était sur le point de craquer quand tu as déclenché le jugement dernier avant le moment prévu. Regarde-le. Demande-lui. Est-ce qu’il t’adore ou est-ce qu’il t’abjure ? Demande-lui. Et paie. J’ai des factures d’armement à régler.
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