— Mettez vos vêtements. Nous partons tout de suite.
Katie s’est dressée immédiatement et est revenue en courant avec mes vêtements. Elle m’a aidé à m’habiller plus rapidement qu’un pompier à la sonnerie d’alerte. Elle n’a pas oublié mon rasoir et boutonné soigneusement la poche.
— Prêt ! ai-je lancé.
— Où est le manuscrit ?
Katie s’est précipitée une fois encore.
— Le voilà !
Durant ce bref laps de temps, Jerry avait modifié Son apparence tout en grandissant jusqu’à trois mètres cinquante de hauteur. C’était encore Jerry, mais je savais à présent pourquoi l’on dit que Lucifer est le plus beau parmi les anges.
— Au revoir ! a-t-il lancé. Rahab, je t’appellerai si je peux.
Il m’a pris par le bras.
— Attends ! Egret et moi, nous voulons l’embrasser !
— Alors faites vite !
Elles m’ont embrassé toutes les deux en même temps, gentiment, une sur chaque joue. Puis Jerry m’a empoigné à nouveau, comme un gamin, et nous sommes partis tout droit. J’ai rapidement entrevu le Sheraton, le palais, la Plaza, puis tout a été englouti dans les flammes et la fumée du puits. Et nous avons quitté ce monde.
Comment nous avons voyagé, combien de temps, et jusqu’où, je ne peux le dire. C’était comme une chute sans fin à travers l’enfer mais, avec les bras de Jerry pour me soutenir, c’était plus agréable. Cela me rappelait des moments de ma jeunesse, quand j’avais deux ou trois ans. Souvent, mon père me prenait dans ses bras après le souper jusqu’à ce que je m’endorme.
Je suppose d’ailleurs qu’à un moment j’ai dû m’endormir. Je me suis réveillé au moment où Jerry s’apprêtait à se poser. L’instant d’après, il m’a remis sur pied.
Dans ce lieu où nous étions, la pesanteur existait. Je sentais le poids de mon corps et le « haut » et le « bas » avaient un sens. Mais je ne crois pas que nous étions sur une planète. Nous nous trouvions sur une plateforme, ou sur le porche d’un immeuble formidable. Je ne pouvais pas l’apercevoir car nous en étions trop près. Ailleurs, je ne distinguais rien qu’une sorte de crépuscule vague.
— Ça va ? m’a demandé Jerry.
— Oui. Oui, je crois.
— Bien. Ecoutez-moi attentivement. Je vais vous faire rencontrer – non, c’est plutôt Lui qui va vous rencontrer – une Entité Qui est pour Moi et Mon Frère Yahvé, ce que Yahvé, votre Dieu, est pour vous. Compris ?
— Euh… Je n’en suis pas sûr.
— A est à B, ce que B est à C. Pour cette Entité, votre seigneur Jéhovah est comme un enfant qui s’amuse à faire des châteaux de sable sur la plage avant de les détruire par caprice. Pour Lui, je suis aussi un enfant. Je Le considère comme vous considérez votre trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais je n’adore pas cette Entité comme on adore un dieu. Il ne demande rien, n’attend rien, et surtout pas qu’on Lui lèche les bottes. Yahvé est, en fait, peut-être le seul dieu qui ait acquis ce vice bizarre. En tout cas, je ne connais aucune autre planète, aucun autre lieu dans l’univers où l’on adore un dieu. Mais je suis jeune et je n’ai pas encore assez voyagé. (Il me regardait avec curiosité et semblait troublé.) Alec, cette comparaison va peut-être vous aider à comprendre. Quand vous étiez jeune, est-ce qu’il vous est arrivé de conduire votre animal préféré chez le vétérinaire ?
— Oui. Et je n’aimais pas ça, parce que ça ne lui plaisait pas.
— Eh bien, moi non plus je n’aime pas ça. Bon, très bien, vous savez ce que c’est. Ensuite, il faut attendre pendant que le vétérinaire décide si oui ou non il peut guérir votre compagnon. Ou s’il est préférable d’abréger les souffrances de la pauvre petite bête. Est-ce que ce n’est pas vrai ?
— Oui. Jerry, vous essayez de me faire comprendre que la partie est risquée. Incertaine.
— Totalement incertaine. Sans précédent. Jamais encore un être humain n’a été conduit à ce niveau. J’ignore ce qu’il va faire.
— O.K. Vous m’aviez prévenu qu’il y aurait des risques.
— Oui. Vous courez un très grand danger. Et Moi aussi, quoique moindre. Mais, Alec, Je peux vous assurer une chose : s’il décide de vous effacer, vous ne vous en rendrez pas compte. Car ce n’est pas un dieu sadique.
— Est-ce que c’est… « Il » ?…
— Euh… Oui. Considérez-Le comme ça. Il assumera probablement une apparence humaine. Si tel est le cas, dites-Lui « Monsieur le Président », ou encore « Monsieur Koshchei » [38] Terme yiddish équivalant à «Boss». ( N.d.T. )
. Considérez-Le comme un homme plus âgé que vous et que vous respectez hautement. Mais ne vous inclinez pas. Restez vous-même et dites la vérité. Et si vous mourez, mourez avec dignité.
Le garde qui nous barra le chemin n’était pas humain… jusqu’à ce que je l’aie regardé en face. Alors, il est devenu humain. Ce qui était caractéristique de tout ce que je devais voir en cet endroit que Jerry appelait « la Succursale ».
— Déshabillez-vous, s’il vous plaît, m’a dit le garde. Laissez vos vêtements ici, vous pourrez les récupérer plus tard. Qu’est-ce donc que cet objet de métal ?
Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un rasoir de sûreté.
— Et c’est destiné à quoi ?
— C’est… un couteau… pour tailler les poils du visage.
— Vous faites pousser des poils sur votre visage ?
J’ai tenté de lui expliquer pourquoi on se rasait.
— Si vous ne voulez pas avoir des poils sur votre visage, pourquoi en faire pousser ?
— Jerry, je pense que je suis dépassé.
— Je m’en occupe. (Je suppose que Jerry s’est alors adressé au garde, quoique je n’aie rien entendu. Puis il m’a dit :) Laissez votre rasoir ici, avec vos vêtements. Il pense que vous êtes fou, mais que je le suis, Moi aussi. Cela importe peu.
M. Koshchei était peut-être une Entité mais Il semblait le frère jumeau du Dr Simmons, notre vétérinaire du Kansas qui soignait nos chiens et nos chats, et même, une fois, une tortue : tous ces petits animaux qui traversent notre enfance. Et le bureau était exactement comme celui du Dr Simmons, jusqu’au secrétaire que le docteur avait dû hériter de son grand-père. Et il y avait une authentique pendule Seth Thomas sur une petite étagère.
Mais j’avais parfaitement conscience (étant à jeun et bien reposé) que ce n’était pas le bureau du Dr Simmons, que l’apparence était intentionnelle mais nullement destinée à m’abuser. Le président, quel qu’il fût en réalité, avait pratiqué une forme d’hypnose sur mon esprit afin de créer une ambiance relaxante. Le Dr Simmons était toujours très doux avec les animaux. Il leur parlait longtemps avant de leur faire des choses pénibles.
Ça avait marché sur moi. Je savais que M. Koshchei n’était pas le vieux vétérinaire de mon enfance… mais j’éprouvais la même confiance devant ce simulacre.
M. Koshchei a levé la tête à notre entrée. Il a fait un simple signe à Jerry, puis m’a regardé :
— Asseyez-vous.
Nous nous sommes assis. M. Koshchei s’est retourné vers son bureau. Mon manuscrit y était posé. Il l’a pris, l’a feuilleté, a remis les feuillets en ordre avant de le reposer.
— Comment se passent les choses dans votre secteur, Lucifer ? Des problèmes ?
— Non, monsieur. A part les petits ennuis d’air conditionné. Rien de grave.
— Est-ce que vous désirez régner sur terre pour ce millénium ?
— Est-ce que mon frère ne l’a pas déjà prise ?
— Oui, Yahvé l’a prise, oui… Il a décidé la fin des temps et tout cassé. Mais je n’ai pas l’intention de le laisser reconstruire. Vous la voulez ? Répondez-Moi.
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