Le roi Midas ne s’intéressait plus à sa tirelire. Moi non plus.
Oh, je dépensais de l’argent (mais je n’en avais jamais sur moi, ce n’était pas nécessaire). Notre « appartement » (que je ne puis appeler un palais), notre maison, avait un gymnase tel qu’aucune université ne pourrait rêver d’en posséder de semblable ; j’avais une « salle d’armes [64] En français dans le texte. (N.D.T.)
» et je faisais beaucoup d’escrime, presque tous les jours, avec toutes sortes d’armes. J’avais des escrimeurs à ma disposition, pour les opposer à ma Dame Vivamus, et les meilleurs maîtres d’armes des différents univers faisaient assaut avec moi. J’avais aussi un champ de tir où je m’exerçais avec l’arc que j’avais ramené de la Caverne-Porte de Karth-Hokesh ; je tirais donc à l’arc et avec toutes sortes d’autres armes. Oh, oui ! je dépensais tout l’argent que je voulais.
Mais ça n’était pas très drôle.
Un jour, assis dans mon bureau, n’ayant rien à faire sinon m’ennuyer, je jouais avec une poignée de bijoux.
À une certaine époque, je m’étais amusé à faire des dessins de bijoux. J’en avais fait au collège et j’avais même travaillé chez un joaillier, une fois, pendant l’été. Je sais dessiner et j’aime énormément les pierres précieuses. Ce joaillier m’avait prêté des livres, j’en avais emprunté d’autres à la bibliothèque municipale et il avait même exécuté un de mes dessins.
J’avais une Vocation.
Malheureusement, les joailliers n’ont pas tellement besoin de dessins de bijoux, aussi avais-je laissé tomber… jusqu’au moment où je fus à Centre.
Comprenez-moi bien, je n’avais aucun moyen de faire un cadeau à Star, si ce n’est en le fabriquant moi-même. C’est donc ce que je fis. Je lui fis un vêtement de joyaux, avec de vraies pierres, fort bien étudié (avec l’aide d’experts, comme d’habitude), après avoir fait venir un extraordinaire lot de pierres choisies, après avoir exécuté les dessins, et fait réaliser ce que j’avais conçu.
Je savais que Star aimait particulièrement les costumes rehaussés de joyaux ; je savais qu’elle aimait plus que tout les costumes grivois, – non pas pour renverser les tabous, il n’y en avait pas, – mais parce qu’elle aimait ce qui était provoquant, ce qui ornait la beauté elle-même, ce qui accentuait ce qui n’avait pourtant pas besoin de l’être.
Ce que j’avais dessiné aurait tout à fait convenu dans une revue de cabaret française, – à la différence près qu’il s’agissait de pierres véritables. Les saphirs et l’or allaient bien à la beauté blonde de Star, et j’en avais donc utilisé. Mais comme elle pouvait se permettre de porter n’importe quelle couleur, j’avais aussi utilisé d’autres pierres.
Star fut charmée de mon premier essai et le porta le soir même. J’en étais fier ; j’avais reconstitué de mémoire un costume que j’avais vu sur une danseuse nue dans un cabaret de Francfort, au cours de ma première soirée après ma libération de l’armée : un cache-sexe minimum, une longue tunique transparente et fendue d’un côté jusqu’à la hanche, brodée de sequins (moi, j’avais mis des saphirs), et quelque chose qui n’était pas un soutien-gorge mais plutôt un amplificateur, tout en joyaux, sans oublier un colifichet dans les cheveux pour couronner le tout. Elle avait des sandales d’or avec des talons de saphirs.
Star se montra très reconnaissante des autres costumes qui suivirent.
J’appris cependant quelque chose : que je ne suis pas dessinateur de bijoux. Je ne pouvais espérer lutter contre les professionnels qui habillaient les femmes riches de Centre. Je me rendis très rapidement compte que Star portait ce que je lui donnais parce que c’était moi qui les lui donnais, exactement comme une maman épingle au mur le dessin maladroit que son gosse a fait au jardin d’enfants. Aussi préférais-je abandonner.
Ce coffre de pierres précieuses était resté dans mon bureau depuis des semaines ; il y avait des opales, des agates, des cornalines, des diamants, des turquoises et des rubis, des adulaires, des saphirs et des grenats, des péridots, des émeraudes, des chrysolithes… et de nombreuses pierres qui n’ont pas de nom anglais. Je les faisais jouer entre mes doigts, je regardais les cascades de lumière jetées par leurs facettes, et je m’ennuyais. Je me demandais quel prix pourrait, sur la Terre, atteindre toutes ces pierres ? Probablement aux alentours d’un million de dollars.
Je ne prenais même pas la peine de les enfermer pour la nuit. Et dire que j’avais été un pauvre type obligé d’abandonner ses études par manque d’argent, parce que je n’avais pas de quoi m’offrir un sandwich !
Je repoussai les pierres et allai vers la fenêtre (il y avait une fenêtre parce que j’avais dit à Star que je n’aimais pas les bureaux sans fenêtre). Cela s’était passé juste à mon arrivée et il m’a fallu des mois pour comprendre tout le travail qu’on avait dû effectuer pour cela ; j’avais d’abord cru qu’on s’était contenté de faire un trou dans le mur.
J’avais une vue magnifique, sur ce qui ressemblait plus à un parc qu’à une ville, orné, mais non envahi, de charmantes bâtisses. Il était difficile de penser que nous nous trouvions dans une ville plus grande que Tokyo ; la circulation était invisible, et les habitants travaillaient pourtant presque aux antipodes !
Il y avait un murmure, comme un doux vol de bourdon, comme le grondement assourdi auquel on n’arrive pas à échapper à New York, mais beaucoup plus faible, juste suffisant pour me rappeler que j’étais entouré de gens qui avaient tous leurs situations, leurs buts, leurs fonctions.
Ma fonction ? Consort.
Gigolo !
Star, sans s’en rendre compte, avait introduit la prostitution dans un monde qui ne l’avait jamais connue. Dans un monde plein d’innocence, où l’homme et la femme couchaient ensemble pour la seule raison qu’ils le désiraient tous les deux.
Un prince consort n’est pas un prostitué. Il a son travail et son travail est souvent fastidieux : il faut qu’il représente sa souveraine épouse, qu’il aille poser des premières pierres, qu’il prononce des discours. Il a en outre à remplir ses devoirs d’étalon royal afin d’assurer à la dynastie de ne pas disparaître.
Mais je ne faisais rien de cela. Je n’avais même pas à distraire Star… Dire que, à dix milles à la ronde, des millions d’hommes aimeraient avoir ma chance.
La nuit précédente avait été mauvaise. Elle avait mal commencé et s’était poursuivie par une des conférences sur l’oreiller que les gens mariés ont parfois, et qui ne remplacent pas une bonne engueulade. Nous nous étions donc disputés, comme cela arrive quand un ménage se penche sur les traites sans savoir comment les payer.
Star avait fait quelque chose qu’elle n’avait encore jamais fait, elle avait rapporté du travail à la maison. Cinq hommes, impliqués dans une quelconque bagarre inter-galactique… je ne sus jamais de quoi ils ont parlé pendant des heures, et il leur arrivait de parler une langue que j’ignorais.
Ils m’ignoraient aussi, je n’étais rien d’autre qu’un meuble. À Centre, on se présente rarement ; si vous désirez parler à quelqu’un, vous dites simplement « Moi », et vous attendez. Si la personne ne répond pas, vous vous éloignez. Si elle vous répond, vous échangez vos identités.
Aucun de ces hommes ne l’avait fait, et ce n’était certes pas moi qui allais commencer. C’était eux qui étaient des étrangers dans ma propre maison, c’était à eux de commencer. Mais ils n’agissaient absolument pas comme s’ils se trouvaient dans ma maison à moi.
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