Mais « le Saint » fut beaucoup plus difficile à supporter que le Vieux Dégoûtant. Il s’agissait de Sa Sagesse CXLI et il était si fichtrement noble, spirituel et tellement plus saint que tout le monde que je partis pêcher pendant trois jours ; Star elle-même était robuste, pleine de vitalité et heureuse de vivre. Ce type ne buvait pas, ne fumait pas, ne mâchait pas de chewing-gum, ne laissait jamais échapper de mot malsonnant. On pouvait presque voir un halo autour de la tête de Star quand elle était sous son influence.
Pire, il avait renoncé au sexe à l’époque où il s’était consacré aux Univers et cela avait eu un effet désastreux sur Star ; la douceur et la soumission n’étant pas dans son style, je préférai aller à la pêche.
Il faut quand même que je dise une bonne chose au sujet du Saint. Star m’a dit qu’il avait été l’empereur qui avait eu le moins de succès, de toute la dynastie, et qu’il avait le génie de faire le mal dans de pieuses intentions, aussi Star apprit-elle plus de lui que des autres ; il avait fait toutes les bêtises imaginables. Il avait été assassiné par ses clients dégoûtés, au bout de quinze ans seulement, ce qui n’avait pas été une période suffisante pour gâcher quoi que ce soit d’important dans un empire multi-universel.
Sa Sagesse CXXXVII était une femme, et Star resta absente pendant deux jours. Quand elle revint à la maison, elle m’expliqua : « Il le fallait, mon chéri. J’ai toujours cru que j’étais une terrible putain, mais je t’assure que celle-là est arrivée à me choquer moi-même ! »
— « Comment cela ? »
— « Je ne dirais rien, m’sieur. Je me suis imposée à moi-même un traitement intensif pour l’enterrer là où tu ne pourras jamais la rencontrer. »
— « Je suis curieux. »
— « Je sais que tu l’es et c’est bien pourquoi je me suis acharnée à lui transpercer le cœur, ce qui ne m’a pas été facile car c’était quand même mon ancêtre direct. Mais j’ai eu peur que tu l’aimes plus que moi, l’incroyable salope ! »
Et je suis toujours curieux.
Pour la plupart, ce n’étaient pas de mauvais bougres. Mais notre ménage aurait pourtant été plus agréable si je n’avais jamais su qu’ils étaient là. Il est plus facile d’avoir une femme légèrement timbrée qu’une femme qui, à elle seule, représente plusieurs groupes de gens, ces groupes étant eux-mêmes surtout composés d’hommes. Connaître leur présence spectrale, même lorsque c’était la propre personnalité de Star qui était de service, cela ne faisait véritablement aucun bien à ma libido. Il faut cependant reconnaître que Star connaissait mieux le caractère masculin que toute autre femme au cours de l’histoire. Elle n’avait jamais à deviner ce qui peut faire plaisir à un homme ; elle en savait plus que moi, par « expérience » – et elle aimait à partager brutalement sa science véritablement unique.
Je ne pouvais pas m’en plaindre.
Et je m’en plaignais cependant, je lui reprochais d’être tous ces gens-là. Elle supportait mieux mes reproches injustes que je ne supportais mon injuste situation à l’égard de toute cette troupe de fantômes.
Ces fantômes n’étaient cependant pas le pire cheveu dans la soupe.
Je n’avais pas de boulot ; je ne veux pas parler de ces occupations qui consistent à aller au bureau de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi, à tondre la pelouse tous les samedis et à se saouler au club du coin tous les samedis soir ; je veux dire que je n’avais aucun but dans la vie. Avez-vous jamais regardé un lion dans un zoo ? On lui donne de la viande rouge tous les jours, on lui fournit des femelles, il n’a pas à craindre les chasseurs… Il a tout pour lui, n’est-ce pas ?
Pourquoi, alors, semble-t-il si triste ?
Je ne me rendis pas compte, au début, que j’avais un problème. J’avais une femme magnifique et amoureuse ; j’étais riche au point de ne pouvoir compter ma fortune ; je vivais dans la maison la plus luxueuse d’une ville plus ravissante qu’aucune de celles que compte la Terre ; tous les gens que je rencontrais étaient aux petits soins avec moi ; et, quand je n’étais pas auprès de ma merveilleuse femme, j’avais l’extraordinaire chance de pouvoir aller « en classe », pour apprendre des choses étonnantes et extra-terrestres, et je n’avais aucun besoin d’essayer de décrocher une peau-d’âne. Pas plus qu’une peau de mouton. Jamais je n’étais arrêté par un problème car je disposais de toutes les aides imaginables. Comprenez-moi bien, c’était comme si j’avais eu à côté de moi Albert Einstein pour m’aider à faire mes problèmes d’algèbre, ou encore toute l’équipe de recherche de la Rand Corporation ou de la General Electric pour me faciliter mon initiation scientifique.
Ce n’était pas la richesse mais un luxe inimaginable.
Et j’ai bientôt découvert que j’étais incapable de boire cet océan que l’on me présentait aux lèvres. Sur Terre, les connaissances sont devenues tellement importantes que personne ne peut toutes les englober, alors, imaginez seulement la somme de connaissances des Vingt Univers, chaque univers ayant ses lois, son histoire, et Star seule sait combien de civilisations.
Dans les pâtisseries, les ouvriers ont le droit de manger tout ce qu’ils veulent, et bientôt ils ne mangent plus rien.
Moi, je ne me suis pas complètement arrêté, car la connaissance est vraiment trop variée. Mais je ne voyais aucun sens à mes études. On ne peut pas plus découvrir le Nom Sacré de Dieu dans vingt univers que dans un seul… et tous les autres sujets ont la même dimension pour qui n’a pas de dispositions naturelles.
Je n’avais pas de penchant particulier, j’étais un dilettante… et je m’en suis aperçu quand j’ai vu que mes professeurs se faisaient du souci pour moi. Aussi les ai-je laissés partir s’embourber eux-mêmes dans les maths et dans l’histoire multi-universelle, et j’ai cessé de vouloir tout connaître.
J’ai pensé à me lancer dans les affaires. Malheureusement, pour faire des affaires avec plaisir, il faut avoir une âme d’homme d’affaires (ce que je n’ai pas), ou bien il faut avoir besoin d’argent. Et j’avais de l’argent ; tout ce que je pouvais faire, c’était d’en perdre et, si j’en gagnais, je ne savais jamais si l’on ne s’était pas donné la consigne (qui devait circuler partout dans tous les gouvernements) : Ne Gagnez Pas Contre Le Consort De L’Impératrice, nous vous rembourserons vos pertes.
Et c’était la même chose avec le poker. J’avais introduit ce jeu et il avait rapidement eu une grande vogue, mais j’avais vite compris que je ne pouvais plus y jouer. Le poker est un jeu d’argent, on ne peut y jouer pour des haricots, et quand on possède des montagnes d’argent, gagner ou perdre un peu ne représente rien.
Il faut que je m’explique : la « liste civile » de Sa Sagesse pouvait bien être inférieure à ce que dépensaient certains prodigues de Centre, car cette ville est d’une richesse inimaginable. Mais cette liste civile était du montant que désirait Star, c’était une mine de richesses inépuisable. Je ne sais pas combien de mondes passaient à la caisse mais on peut supposer qu’il y en avait au moins vingt mille, chacun peuplé de trois milliards d’habitants, et je suis probablement en dessous de la vérité.
À un penny par habitant, pour 60.000.000.000.000 d’habitants, cela fait six cents milliards de dollars. Ce nombre ne signifie rien si ce n’est qu’il montre que, même si on l’allégeait de telle sorte que nul ne s’aperçoive plus de son existence, il représenterait toujours plus d’argent que je ne peux en dépenser. Il y avait bien les dépenses du non-gouvernement du non-empire de Star, sans doute, mais ses dépenses personnelles et les miennes, si importantes qu’elles fussent , ne comptaient pas.
Читать дальше