Une damoiselle avec un tympanon circulait entre les tables ; elle chantait et jouait. Du moins, ce devait être un tympanon, et c’était peut-être une damoiselle.
Après deux heures de festin, Jocko se leva, hurla pour obtenir le silence, le réclama de nouveau, se libéra des filles qui essayaient de le calmer et se mit à réciter.
C’était les mêmes vers, dits sur un ton différent, qui vantaient mes exploits. J’aurais cru qu’il avait trop bu pour réciter ne serait-ce qu’un limerick [37] Poème en cinq vers, toujours comique, dont l’origine se rattache vaguement à la ville de Limerick en Irlande. (N.D.T.)
, mais il continua longtemps, scandant parfaitement de complexes rimes embrassées et faisant sonner les allitérations ; c’était vraiment une étonnante pièce de rhétorique.
Il suivait l’idée générale du récit de Star, mais il brodait. Je l’écoutai avec une admiration grandissante, admiration qui s’adressait aussi bien à lui en tant que poète qu’au bon vieux Gordon le Balafré, cet homme qui valait à lui seul toute une armée. Je pensai qu’il me fallait me conduire en véritable héros aussi, lorsqu’il s’est assis, je me suis levé.
Les filles étaient mieux parvenues à m’enivrer qu’à me nourrir. La plupart des aliments étaient fort étranges et avaient un goût très fort. On avait même apporté un plat froid, plein de petites créatures qui ressemblaient à des grenouilles, servies entières sur un lit de glace. On les trempait dans une sauce et on les avalait en deux bouchées.
La fille aux joyaux en prit une, la trempa dans la sauce et me la tendit à croquer. À ce moment, elle se réveilla.
La petite créature – appelons-la Elmer – Elmer, donc, roulait des yeux effarés et me regardait, juste au moment où j’allais la croquer.
Je fus immédiatement rassasié et repoussai la bête en arrière.
Mademoiselle Joaillerie se mit à rire de bon cœur, la replongea dans la sauce et me montra comment on faisait. Exit Elmer.
Je n’ai pas pu manger pendant un certain temps et à la place, j’ai bu plus que ma contenance. À chaque fois que l’on m’offrait une bouchée, je voyais les pieds d’Elmer qui disparaissaient et, hop ! un autre coup à boire.
C’est pour cela que je me suis levé.
Dès que je fus debout, il y eut un silence de mort. La musique s’arrêta parce que les musiciens attendaient le début de mon poème pour improviser leur accompagnement.
Je compris tout à coup que je n’avais rien à dire.
Rien, pas la moindre chose. Je ne connaissais pas la moindre prière que j’aurais pu transformer en un compliment de remerciements, pas le moindre compliment pour mon hôte, en névian. Diable ! je n’avais qu’à parler anglais.
Star me regardait. Elle était pleine de confiance.
Cela emporta la décision. Je ne pouvais pas me risquer à parler névian ; je n’étais même pas capable de me rappeler comment on demandait son chemin pour aller aux cabinets. Alors, je leur servis, en anglais, tout de go, le poème de Vachel Lindsay : « Congo ».
Du moins ce que je pus me rappeler, c’est-à-dire environ quatre pages. Ce que je leur ai donné là, c’était du rythme, et encore du rythme, avec des répons et des onomatopées, et de grands coups : « tapant sur la table avec le manche d’un balai ! Boum ! Boum ! Boumla Boum ! » ; l’orchestre avait saisi l’esprit de mon poème et soulignait la cadence.
Il y eut un tonnerre d’applaudissements ; Miss Mousseline me prit la cheville et l’embrassa avec fougue.
Devant ce succès, je leur offris encore Les cloches de M. Edgar Alan Poe, en guise de dessert. Jocko me baisa l’œil gauche et s’écroula en pleurant sur mon épaule.
Star se leva alors et leur expliqua, en vers bien rythmés, que, dans mon propre pays, dans ma propre langue, parmi mes compatriotes, aussi bien parmi les artistes que parmi les guerriers, on m’accordait autant de gloire en tant que poète qu’en tant que héros (ce qui était vrai : zéro égalant zéro), et que je leur avais fait l’honneur de composer pour eux ma plus grande œuvre, véritable gemme de poésie dans ma langue maternelle, dans l’intention de remercier le Doral et toute sa Maison pour l’hospitalité qu’il nous offrait, pour le gîte, le couvert et le lit… elle-même, à son tour, faisait de son mieux pour rendre dans leur langage le charme de sa musique.
À nous deux, nous gagnâmes un Oscar [38] Allusion aux Oscar du cinéma, naturellement. (N.D.T.)
.
On nous a alors apporté la pièce de résistance [39] En français dans le texte. (N.D.T.)
, une carcasse entière, rôtie, portée par quatre serviteurs. À en juger par la taille et la forme, il aurait pu s’agir d’un paysan rôti et sous verre. Mais c’était mort et il s’en dégageait un merveilleux fumet ; j’en ai beaucoup mangé, jusqu’à satiété. Après le rôti, il n’y avait plus que huit ou neuf autres plats, des crèmes, des sorbets et d’autres chatteries. L’assemblée commença alors à se disperser, les convives abandonnant leurs propres tables. Une de mes filles s’endormit et renversa ma coupe de vin ; à ce moment, je m’aperçus que la plupart des invités avaient disparu.
Doral Letva, accompagnée de deux filles, me conduisit dans mes appartements et me mit au lit. Elles éteignirent les lumières et tirèrent les rideaux pendant que je m’acharnais à trouver une jolie formule de politesse pour prendre congé d’elles dans leur propre langue.
Mais elles revinrent, après avoir quitté tous leurs bijoux et autres fanfreluches, et s’installèrent à côté de mon lit, telles les Trois Grâces. Il m’avait semblé comprendre que les deux plus jeunes étaient les filles de la maman. La plus âgée des filles devait avoir dix-huit ans ; elle était en plein épanouissement, et devait être une parfaite image de ce qu’avait été sa mère au même âge ; la plus jeune devait avoir cinq ans de moins, elle était à peine nubile ; elle était ravissante pour son âge et semblait parfaitement consciente, éveillée. Elle rougissait et détournait son regard quand mes yeux se portaient sur elle. Sa sœur, au contraire, me fixait droit dans les yeux, avec un regard égrillard, provoquant.
Leur mère, qui les tenait toutes les deux par la taille, m’expliqua avec simplicité, quoique en vers, que j’avais honoré leur gîte et leur couvert… et qu’il me fallait maintenant honorer leur lit. Comment un héros prenait-il son plaisir ? Une ? Ou deux ? Ou toutes les trois ensemble ?
Je suis un peu peureux, tout le monde le sait maintenant. S’il n’y avait pas eu la petite sœur, qui avait à peu près la taille de la petite sœur du jaune qui, dans le passé, m’avait balafré, j’aurais peut-être pu me montrer digne de leur intérêt.
Mais, fichtre ! les portes ne fermaient même pas ! Il n’y avait que des arcades. Et Jocko, ce brave vieux, qui pouvait se réveiller à n’importe quel moment ! Je ne savais plus où j’en étais. Je ne veux pas prétendre que je n’ai jamais couché avec une femme mariée ou avec une fille alors que son père était sous le même toit, mais j’ai toujours sacrifié à l’hypocrisie américaine, dans ces circonstances. Ces propositions directes m’effrayaient davantage que les Chèvres Cornues n’avaient pu le faire. Je veux dire les Spectres [40] Jeux de mots intraduisibles entre goats (chèvres) et ghosts (spectres).
.
Je me suis donc acharné à leur faire part de ma décision, sous forme poétique.
Cela me fut impossible mais je parvins tout de même à leur faire comprendre le sens général, qui était négatif.
La petite fille se mit à hurler et s’enfuit. Sa sœur me lança un regard meurtrier, me dit d’un ton méprisant : « C’est ça, un Héros ! » et la suivit. La maman se contenta de me regarder avant de partir.
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