Elle revint au bout de quelques minutes. Elle me parla sur un ton très officiel, surveillant manifestement la portée de ses paroles, pour me demander s’il n’y avait pas, par hasard, une fille de la maisonnée qui aurait éveillé les désirs du héros ? Pourrais-je lui dire son nom ? Ou même seulement la lui décrire ? Voulais-je même qu’on les fasse toutes défiler devant moi pour que je puisse faire mon choix ?
Je fis de mon mieux pour lui expliquer que si je devais faire un choix c’est elle-même que j’aurais choisie, mais que j’étais fatigué et que je désirais dormir seul.
Letva sembla retenir ses larmes, souhaita un bon sommeil au héros et repartit pour la seconde fois, plus vite encore que la première. Je crus même un instant qu’elle allait me gifler.
Cinq secondes plus tard, je me levai et j’essayai de la rattraper. Mais elle était partie, le couloir était plongé dans l’obscurité.
Je m’endormis et rêvai aux Bandits-des-Eaux-Froides. Ils étaient encore pires que la description que m’en avait faite Rufo, et ils essayaient tous de me faire avaler de grosses pépites d’or, qui avaient toutes les yeux d’Elmer.
Rufo me secouait pour me réveiller : « Patron ! Debout ! Levez-vous immédiatement ! »
Je m’enfonçai la tête sous les couvertures : « Foutez l’camp ! » J’avais la bouche pâteuse, mal aux cheveux et le crâne en feu.
— « Immédiatement, c’est Elle qui l’a dit ! » Je me suis donc levé. Rufo avait revêtu son équipement d’homme des bois et portait son épée, c’est pourquoi je m’habillai comme lui, bouclant aussi mon ceinturon avec mon épée. Mes soubrettes n’étaient pas en vue, non plus que les beaux atours que l’on m’avait prêtés. Je suivis Rufo dans la grande salle de banquet. J’y retrouvai Star, en vêtements de voyage ; elle paraissait sévère. Tous les beaux ustensiles que j’avais admirés la veille avaient disparu ; tout était aussi morne qu’une grange abandonnée. Il n’y avait qu’une table nue, avec quelques restes de viande froide couverte de graisse toute figée, et un couteau à côté du plat.
Je regardai ce plat sans grande envie : « Qu’est-ce que c’est ? »
— « Votre petit déjeuner, si vous en avez envie. Mais moi, je ne resterai pas plus longtemps sous ce toit pour manger des rogatons. » Elle parlait sur un ton, avec une sécheresse que je ne lui avais jamais connus.
Rufo me mit la main sur l’épaule : « Patron, allons-nous-en, maintenant, tout de suite. »
C’est ce que nous fîmes. Il n’y avait pas âme qui vive, à l’intérieur comme dehors, pas même des enfants ou des chiens. Pourtant, trois destriers tout piaffant nous attendaient. Je parle naturellement de ces doubles poneys à huit jambes, version équine des Dachshunds [41] Chien allemand pattes courtes, paraissant donc très long. (N.D.T.)
, tout sellés et harnachés. Et ce harnachement était plutôt compliqué : chaque paire de jambes comportait une sorte de bricole en cuir, ce qui permettait de répartir la charge sur des montants articulés, un de chaque côté ; les montants étaient surmontés d’un siège avec dossier matelassé, et avec des accoudoirs. Une drosse de gouvernail parvenait jusqu’aux accoudoirs.
Sur la gauche se trouvait un levier qui servait à la fois de frein et d’accélérateur ; je n’ose dire comment les ordres du cavalier étaient transmis à l’animal. De toute manière, les « chevaux » ne semblaient pas en prendre ombrage.
Ce n’étaient pas des chevaux. Ils avaient des têtes vaguement équines mais, au lieu de sabots, avaient des sortes de coussinets ; ils étaient omnivores et ne marchaient pas au foin. On arrivait cependant à aimer ces bestioles. La mienne était noire avec des taches blanches, elle était magnifique. Je l’ai appelée « Ars Longa ». Ses yeux reflétaient son âme.
Rufo fixa mon arc à un râtelier branlant derrière mon siège et me montra comment il fallait monter à bord ; il fixa ma ceinture de sécurité et m’indiqua la bonne position, les pieds au repos au lieu d’être glissés dans des étriers, le dos bien appuyé ; j’étais aussi confortablement installé que dans un siège de première classe d’un avion long-courrier. Nous sommes partis rapidement, nous avons pris une allure régulière, d’environ dix milles à l’heure, à l’amble (seule allure connue de ces longs chevaux), allure qui était fort adoucie par les huit points de suspension, si bien que l’on se serait cru dans une voiture sur une route goudronnée.
Star allait en tête ; depuis le départ, elle n’avait pas ouvert la bouche. J’essayai de lui parler mais Rufo me prit par le bras : « Ne lui dites rien, patron, » me prévint-il calmement. « Quand Elle est dans cet état, il n’y a qu’à attendre. »
Nous l’avons donc laissée passer devant et nous avons avancé au botte à botte, Rufo et moi, hors de portée des oreilles de Star ; c’est alors que j’ai demandé à Rufo : « Rufo, que s’est-il donc passé ? »
Il fronça les sourcils : « Nous ne le saurons jamais. Elle a eu des mots avec le Doral, c’est évident, mais il vaut mieux que nous fassions comme si rien ne s’était passé. »
Il se tut, et moi aussi. Jocko s’était-il montré déplaisant à l’égard de Star ? Il était certainement ivre et il n’était pas impossible qu’il se fût montré entreprenant. Mais je ne pouvais pas m’imaginer Star incapable de contenir un homme ; elle pouvait certainement s’épargner un viol sans le blesser dans ses sentiments.
Ce qui me conduisit à d’autres tristes pensées. Que se serait-il passé si la sœur aînée était venue seule, si Miss Mousseline ne s’était pas éclipsée, si ma petite soubrette aux cheveux de feu était venue pour me déshabiller comme j’avais cru qu’elle le ferait… Par le Diable !
À ce moment, Rufo détacha sa ceinture, s’étendit presque sur le dos, les pieds en l’air, en position de repos ; il se recouvrit la figure de son mouchoir et commença à ronfler. Au bout d’un certain temps, je fis de même ; j’avais eu une nuit fort courte, je n’avais pas déjeuné et j’avais une gueule de bois de première classe. Mon « cheval » n’avait pas besoin de moi ; nos deux montures suivaient tranquillement celle de Star.
Quand je me suis réveillé, je me suis senti mieux, mais j’avais faim et soif. Rufo dormait ; la monture de Star était à cinquante pas devant nous. Le paysage était toujours luxuriant et à environ un demi-mille en avant se trouvait une maison, pas un manoir, une simple maison de ferme. Je voyais un puits de loin et je me mis à rêver de seaux couverts de mousse, avec une eau bien fraîche, pleine de germes de typhoïde… je me retrouvais dans le même état qu’à Heidelberg : je voulais boire. Je voulais de l’eau, entendez-moi bien. Non, mieux, de la bière, – car ils faisaient de la bonne bière dans le coin.
Rufo bâilla, ôta son mouchoir et se redressa sur son siège. « J’ai peur de m’être assoupi, » dit-il en souriant.
— « Rufo, vous voyez cette maison ? »
— « Oui, et alors ? »
— « Il est l’heure de déjeuner. J’ai fait assez de trajet avec l’estomac vide. Et j’ai soif, tellement soif que je serais capable de presser un caillou pour en faire sortir du petit-lait. »
— « Dans ces conditions, vous auriez avantage à le faire. »
— « Quoi ? »
— « Je suis désolé, monseigneur… j’ai soif, moi aussi… mais nous n’allons pas nous arrêter ici. Elle ne serait pas contente. »
— « Pourquoi ne voudrait-elle pas, Rufo ? Dites-le moi donc carrément. Est-ce donc une raison parce que la Dame Star a ses humeurs pour que je sois obligé de chevaucher toute une journée sans manger et sans boire ? Tenez-vous-le pour dit : je m’arrête pour déjeuner. À ce propos, avez-vous de l’argent sur vous ? En monnaie du pays ? »
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