« Suivez-moi », ordonna l’androïde.
Laed et Chara lui emboîtèrent le pas. Il marchait sans bruit, d’une allure aérienne accentuée par les ondulations de sa cape. Il les entraîna dans une première pièce où une dizaine de robots s’affairaient devant des tables jonchées de plaques dorées et minuscules.
« Atelier de réparation, commenta l’androïde. Les analyseurs consomment une grande quantité de nanotecs. »
La pièce suivante était entièrement occupée par une immense caisse noire traversée par deux passages étroits où luisaient des rangées de veilleuses rouges.
« L’un des sept vérificateurs sanitaires. Il va analyser vos germes, préparer une solution chimique adaptée, la pulvériser dans tout le poste de commande. Prenez chacun un couloir et n’en sortez que lorsque vous en recevrez l’ordre. L’analyse prendra quinze secondes. »
Laed discerna de l’inquiétude dans le regard de Chara. Lui-même n’était guère rassuré mais il s’efforçait de ne pas le montrer. Lorsqu’il s’avança, il eut l’impression de s’enfoncer dans la gueule d’un monstre des légendes astafériennes, qu’Abzalon décrivait comme des êtres aux mâchoires gigantesques, aux pattes griffues et à la peau écailleuse, et il éprouva la même sensation de terreur que lorsqu’il était suspendu, enfant, à la voix grave de son grand-père. Il s’immobilisa au milieu du passage sur une vitre circulaire éclairée par une lumière douce. Un courant frais lui effleura le visage, des picotements montèrent de ses pieds, grimpèrent le long de ses jambes, se répandirent sur son bassin, sur son torse, sur ses épaules. Il n’éprouva aucune douleur, seulement le sentiment désagréable d’être fouillé, évalué. Au bout d’une quinzaine de secondes, les veilleuses virèrent au jaune.
« Avancez », dit l’androïde resté en arrière.
Lorsque Laed et Chara furent passés de l’autre côté de la machine, il s’engagea lui-même dans l’un des deux couloirs, s’arrêta sur la vitre lumineuse, attendit, pour les rejoindre, que les veilleuses aient changé de couleur.
Ils remontèrent une coursive incurvée où des appliques, réparties tous les deux mètres, diffusaient un éclairage tamisé. Elle débouchait sur une gigantesque salle en forme de coupole. Le regard de Laed fut immédiatement attiré par les fenêtres colorées serties dans le tablier métallique d’une large table semi-circulaire.
« Les trente écrans de contrôle, souligna l’androïde. Ils nous permettent de vérifier à tout instant les paramètres du vol et l’évolution des variables du vaisseau : population, foyers d’épidémies, stocks alimentaires, oxygène, évacuation, pour n’en citer que quelques-uns. Nous communiquons directement avec l’analyseur central par les nanotecs. »
D’autres meubles et objets étranges peuplaient la salle où ne traînait pas un grain de poussière, des robots s’agitaient sans un bruit derrière des ouvertures ogivales, des serpents étincelants sinuaient dans les rainures du plancher. Laed n’y prêtait pas attention : il fixait jusqu’au vertige la baie concave qui couvrait pratiquement toute la cloison du fond.
« Le joyau de L’Estérion, affirma l’androïde. Son vitrail spatial. Seize épaisseurs d’un verre plus solide que le milénarium. Léger effet de loupe permettant de corriger la distorsion du bouclier magnétic.
— Vous lisez dans mes pensées ? grommela Laed.
— Pas tout à fait. Nous disposons d’un programme destiné à décoder les expressions humaines, l’intensité du regard, les mouvements des lèvres, le comportement. J’ai été conçu par l’AndroVox mais modifié par une équipe de l’Hepta.
— L’Hepta ?
— Le mouvement mentaliste.
— Qu’est-ce que c’est ? Tous ces points lumineux ? »
Le bras de l’androïde jaillit de l’échancrure de sa cape, se pointa avec une lenteur solennelle vers la baie vitrée.
« Les étoiles. »
Laed et Chara contournèrent la table semi-circulaire, se précipitèrent vers la baie, collèrent leur nez sur le verre.
« Mon Dieu, Laed, s’écria Chara. C’est… c’est l’espace. »
Elle vient, j’entends son pas, je sens son souffle. Je ne suis plus raccroché à la vie que par le doux fil d’encre qui s’écoule de ma plume.
L’écriture est sans doute ce que je regretterai le plus lorsque la visiteuse aura posé la main sur mon épaule. J’abandonnerai mon nécessaire, mon cher journal, l’odeur particulière de l’encre, le crissement musical de la plume sur le papier. Mon existence se sera résumée à quelques lignes jetées sur des pages inutiles. Je n’aurai pas eu d’influence sur les événements, ou si peu : j’aurai conduit les épouses et les ventres-secs par le passage de la troisième cuve, j’aurai tué le moncle Gardy, épousé le cours des événements avec un sens aigu de l’opportunisme, telles auront été mes seules contributions à l’aventure des maudits d’Ester.
Les dieux, l’Omni, l’Un, l’ordre cosmique, l’Astafer, l’ordre invisible ont finalement accordé leur bénédiction à ces maudits-là : nous avons appris, d’abord par l’intermédiaire d’Ellula, par nos nouveaux correspondants ensuite, que l’océan Osqval avait submergé les continents Nord et Sud et exterminé des milliards d’Estériens. Les satellites Xion et Vox sont devenus les derniers refuges du système d’Aloboam, des refuges inconfortables, ô combien ! Les biosphères n’auront jamais l’attrait ni la majesté de l’océan bouillant, des vastes plaines, des massifs montagneux, des fleuves paisibles, des déserts brûlants… Le peuple estérien, du moins ce qu’il en reste, est désormais condamné à survivre dans de misérables bulles jusqu’à la dilatation de l’A. Juste retour des choses. (Tu juges, Artien…)
Laed, le petit-fils d’Abzalon, m’a procuré une grande joie l’autre jour. Chara et lui s’étaient introduits dans le poste de pilotage et en étaient ressortis au bout de six mois, alors qu’on les croyait définitivement disparus.
Quinze années plus tard, ils nous ont invités, Ellula, Abzalon et votre serviteur, à contempler l’espace par la grande baie vitrée de la salle de commande. L’androïde responsable du vol et ses robots ont en effet ouvert une voie entre les quartiers et le poste de pilotage, et, sur la requête de Laed, quelques passagers triés sur le volet (orgueil, Artien ?) ont été invités à pénétrer dans l’endroit le plus secret et le mieux gardé de l’ Estérion . Nous avons du d’abord affronter trois vérificateurs sanitaires. Abzalon ressemblait à un aro en cage dans ces machines inquiétantes, mais Ellula a réussi à l’empêcher de démolir la troisième à coups de poing.
Quel choc, quelle joie ! Revoir le ciel enfin, admirer le fourmillement scintillant des étoiles, se sentir minuscule, dérisoire, face à l’immensité cosmique ! Il n’y a pas de plus grand bonheur que de redevenir grain de poussière ! Je n’avais plus de toit métallique sur la tête, je n’étais plus coupé de l’univers, de mon univers. Transis d’émotion, Abzalon et Ellula pleuraient à mes côtés. L’espace, cet espace au cœur duquel nous avons vécu pendant près de cent ans, nous était révélé, nous était donné. Nous sommes restés devant la baie six heures sans bouger, sans parler. Abzalon étreignait Ellula et, de temps à autre, me triturait l’épaule (il ne se rend pas compte, l’animal, qu’il jouit encore d’une force physique phénoménale ; mon épaule, elle, s’en est souvenue pendant plus d’une semaine). Le vaisseau s’est approché d’un système à trois étoiles dont les lueurs nous ont délicieusement éblouis. Nous avons vu le bouclier magnétic pulvériser un astéroïde qui croisait notre route et qui s’est embrasé dans une somptueuse corolle jaune et rouge, nous avons admiré la nébuleuse qui emplissait notre champ de vision, nous nous sommes dissous dans la nuit infinie… Il y aurait tant et tant de choses à dire, tant et tant de sensations à décrire. Je n’en ai pas le temps, lecteur improbable, et je te prie de bien vouloir accepter mes plus plates et hypocrites excuses.
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