« Eh bien, cessez de chercher ! lança-t-elle avec véhémence. Trouvez.
— Trouver quoi ?
— Votre vérité. Le centre de la vérité se déplace. Laissez-le venir à vous.
— Quand saurons-nous que nous l’avons trouvé ?
— Il prendra naturellement sa place. Trouvez. Ce n’est pas un conseil, c’est un ordre ! ajouta-t-elle avec un petit rire. Les mots ne vous seront plus d’aucun secours.
— Ça veut dire que… tu ne viendras plus dans cette salle ? s’inquiéta une jeune femme.
— Quelqu’un revendiquait sa liberté tout à l’heure. Je vous libère, je repars dans l’ordre secret, dans le silence. Dans le Qval. Peut-être reviendrai-je un jour. Qui sait ce que nous réserve le présent ? »
Ayant prononcé ces mots, elle descendit de l’alvéole et traversa, le cœur léger, les rangs pétrifiés de l’assistance.
Laed et Chara, la fille de Pœz, se glissèrent dans l’ouverture aux bords ébréchés et s’enfoncèrent dans la forêt de tubes.
La veille, ils s’étaient ouverts de leur projet à Abzalon qui leur avait tendu le foudroyeur et deux combinaisons spatiales.
« J’les ai vérifiées. Vous en avez au minimum pour deux jours d’autonomie. »
Il ne les avait ni encouragés ni contrariés, il leur avait seulement expliqué le mode d’emploi des « grenouillères » avant de poser sur eux un regard malicieux. Il ne sortait pas souvent de sa cabine de la coursive basse, et toujours pour aller vérifier que personne n’avait « foutu le bordel » dans les combinaisons rangées avec le plus grand soin sur les étagères du local technique. Le reste du temps, il restait en compagnie d’Ellula, dormant parfois pendant trois jours d’affilée d’un sommeil si agité qu’elle se demandait s’il était pas atteint d’estérionite.
« Penses-tu ! s’exclamait-il lorsqu’elle lui faisait part de son inquiétude. J’récupère les heures de sommeil qu’on m’a volées à Dœq. »
On voyait de temps à autre sa grande carcasse se profiler dans les coursives, on lui cédait alors respectueusement le passage en se fendant d’un « Ça va comme vous voulez, Ab ? » auquel il ne répondait pas.
On le vénérait comme un sage mais on attendait qu’il meure pour en faire une idole.
Laed adorait ses grands-parents, Abzalon en particulier, auquel il vouait une admiration et une affection sans réserve. Il s’invitait parfois dans la cabine de la coursive basse pour le simple plaisir de passer une heure en sa compagnie, loin des remous qui agitaient les autres niveaux. Abzalon répugnait à lui parler de son passé, sauf pour évoquer Lœllo, le « fumé » avec lequel il avait partagé les heures les plus pénibles de son existence et qui continuait de vivre à l’intérieur de lui.
« J’attends pour mourir d’être arrivé sur le nouveau monde. Lœllo s’rait pas très content s’il avait pas mes yeux pour le voir, tu comprends… »
Laed n’acquiesçait pas seulement pour lui faire plaisir. Il comprenait que son grand-père collait à sa réalité intime, qu’il se tenait au centre de sa vérité comme aurait dit Djema. Il le surprenait quelquefois en compagnie du moncle Artien, un tout petit homme au crâne rasé et dont les rides profondes se prolongeaient dans les plis de sa robe noire. Il se retirait alors, car il n’avait pas la place de se glisser dans la complicité qui unissait ces deux-là.
« C’est ici qu’est mort ton grand-père, fit Laed en désignant le bassin aux parois criblées de bouches d’aération.
— Tu ne devrais pas parler si fort, Laed Haudebran, tu me casses les oreilles ! » protesta Chara.
Il lui lança un regard courroucé au travers de son hublot. Chara avait un caractère exécrable, comme Pœz, son père, un incorrigible râleur, mais c’est elle qu’il avait choisi d’aimer et il devait en supporter les conséquences. Elle avait quelques qualités heureusement, une voix merveilleuse par exemple, un don pour le chant hérité de sa grand-mère, Clairia, et de sa tante, Istria, mortes de l’estérionite trois ans plus tôt. Et puis il la trouvait jolie avec ses traits forts, ses sourcils fournis, ses yeux sombres, ses cheveux noirs qu’elle portait très courts et qui accentuaient son allure de garçonne.
« Je suis désolé. J’oublie que l’intercom amplifie les sons. »
Elle avait sans doute décelé une acrimonie larvée dans le chuchotement de Laed car son propre ton avait perdu toute agressivité lorsqu’elle reprit la parole :
« Tu es sûr ?
— Ab me l’a dit. C’est dans ce bassin que les serpensecs avaient établi leur nid. Regarde le fond, on voit encore le trou creusé par le foudroyeur.
— Cet endroit est sinistre. »
L’éclairage diffus et rougeâtre dispensé par les veilleuses soulignait l’épaisse couche de rouille qui dévorait les tubes, le plancher et le bassin.
« On aurait pu enfiler les combinaisons plus tard, poursuivit Chara. On peut respirer : s’il y a de la rouille, c’est qu’il y a de l’oxygène.
— Deux précautions valent mieux qu’une. Et puis tu t’en fous : tu es une fumée comme ton père, tu ne transpires pas.
— Les serpensecs ont disparu depuis plus de trente ans, Laed, ironisa-t-elle.
— Nous ne savons pas ce qui nous attend plus loin », rétorqua-t-il, piqué au vif.
Il escalada un gros tuyau coudé pour contourner le bassin, se faufila au milieu de tubes plus étroits, reprit pied de l’autre côté de la cavité, se retourna, fixa Chara toujours immobile.
« Tu viens ? »
Le souffle précipité de la jeune fille résonna pendant quelques secondes dans ses oreillettes.
« Tout ça ne sert à rien, fit-elle d’une voix tellement hachée qu’il ne fut pas certain d’avoir saisi le sens de ses paroles.
— Tu as peur ? demanda-t-il, sautant sur l’opportunité de prendre une petite revanche.
— Je ne crois pas à ton histoire de voix…
— Il ne s’agit pas vraiment d’une voix, Chara. Plutôt d’un appel. Je ne retrouverai pas le sommeil tant que je ne serai pas allé voir ce qu’il y a de l’autre côté.
— J’appelle ça du délire obsessionnel.
— Et Lœllo, il délirait lorsqu’il se servait de son antenne pour détecter les serpensecs ? Et Ellula, elle délire quand elle reçoit ses visions ?
— Peut-être, mais nous avons mieux à faire que d’aller nous perdre dans les coins reculés du vaisseau.
— Quoi donc ? Un rituel du sang ? Un cérémonie omnique à la gloire de ton grand-père ? Un bain dans la cuve ? De nouveaux vêtements ?
— L’amour, par exemple… »
Elle choisissait ce moment pour s’offrir à lui : typique d’une emmerdeuse.
« J’en ai marre de tout ça ! explosa-t-il.
— Ne hurle pas, s’il te plaît ! Tu en as marre de moi ?
— De ce qui se passe dans ce vaisseau.
— Tu dis ça parce que tes parents se sont enfermés dans la cuve du premier passage ?
— Reste si tu veux. Moi, je dois continuer. »
Il pivota rageusement sur lui-même et se glissa entre les tuyaux verticaux. Il parcourut trente mètres dans le cœur de la forêt métallique, franchit une seconde cuve, traversa un espace nu, se retrouva devant une cloison parsemée à intervalles réguliers d’énormes rivets, la longea sur sa droite, revint sur ses pas, explora l’autre coté, distingua le linéament d’une porte ronde, chercha des yeux une niche, un clavier, n’en trouva pas, arma le foudroyeur, tira une première rafale d’ondes sur le panneau circulaire et légèrement convexe. Il attendit que la fumée se fut dispersée, tenta d’ébranler le métal. Ses coups de pied ne réussirent qu’à décrocher une grappe d’éclats rougeoyants.
« Laed ? »
La voix de Chara. Son rythme cardiaque s’accéléra.
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