« Laed, où es-tu ?
— Avance tout droit après le deuxième bassin, prends à gauche quand tu tombes sur la cloison. Je suis devant une porte. J’essaie de l’ouvrir avec le foudroyeur.
— Attends-moi. »
Lorsqu’elle le rejoignit, il avait déjà renouvelé le tir à quatre reprises. Il l’accueillit d’un geste amical, puis il élargit les bords de la petite cavité qui s’était formée au milieu de la porte et d’où jaillissait un rai de lumière vive. À ses pieds des fragments s’amoncelaient, étincelaient, perdaient peu à peu leur éclat.
« Je… je ne pensais pas ce que je t’ai dit tout à l’heure, hésita Chara.
— Pour l’amour ?
— Pour le délire, pour tes parents, idiot !
— Ça veut dire que…
— J’ai décidé d’être à toi. »
Il s’interrompit, se redressa, capta son regard au travers des hublots, devina son sourire au plissement de ses yeux, au froncement de son nez.
« Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de l’autre côté ? demanda-t-elle.
— Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller.
— J’ai peur, Laed.
— Moi aussi. »
Il parvint à dégager un passage. La lumière s’y engouffra à flots, se déversa sur le plancher gondolé, troué par endroits, lécha les tuyaux enveloppés d’une substance visqueuse et noire.
« Le vaisseau souffre, marmonna-t-il. Pas sûr qu’il tienne encore cinquante ans.
— Est-ce que nous verrons un jour le nouveau monde, Laed ? »
Il ressentit la détresse de Chara, reposa le foudroyeur contre la cloison, se rapprocha, se pencha sur elle pour l’embrasser. Les hublots s’entrechoquèrent.
« Putain de grenouillères ! » s’exclama-t-il.
Ils éclatèrent de rire, puis, quand ils eurent retrouvé leur sérieux, il reprit le foudroyeur, l’invita à le suivre d’un signe de la main et se faufila dans l’ouverture.
Ils passèrent dans une pièce inondée d’une lumière aveuglante et dont le plafond, les cloisons et le plancher brillaient comme des miroirs. Laed se redressa, entrevit une silhouette devant lui, leva le foudroyeur, discerna progressivement un homme vêtu de chaussures montantes et d’une ample cape bleu nuit fermée par une broche triangulaire. Nerveux, gêné par l’épais tissu de ses gants, il dut s’y reprendre à trois reprises pour glisser l’index sous le pontet.
Encadré de cheveux mi-longs et dorés, le visage de l’homme était d’une blancheur et d’une finesse extraordinaires : nez droit, joues lisses, menton arrondi, lèvres minces, sourcils rectilignes, front haut. Impossible de déchiffrer une intention dans ses yeux entièrement gris. Bien qu’il fût seul et parfaitement immobile, il dégageait une impression menaçante.
« Qu’est-ce qu’on fait ? souffla Chara.
— S’il bouge, je tire ! gronda Laed.
— Cela ne servirait à rien. »
Laed et Chara se jetèrent un regard ébahi : l’être qui se dressait devant eux avait surpris leur conversation, il leur avait parlé. Il ne disposait pas de l’intercom pourtant. Pas possible non plus de deviner une quelconque intention dans la voix vibrante, ni agréable ni désagréable, qui avait résonné dans les oreillettes.
« Vous pouvez retirer vos combinaisons, poursuivit-il. Les androïdes sont bâtis sur le modèle humain. Nous avons besoin d’oxygène pour optimiser certaines de nos fonctions.
— Attends, Chara ! cria Laed. Il cherche peut-être à nous piéger.
— Il n’est pas nécessaire de vous piéger. Si nous décidions de vous éliminer, nous utiliserions des moyens plus radicaux.
— Qui êtes-vous ? demanda Chara.
— AH-191, andros de la troisième génération, responsable du programme de pilotage de L’Estérion.
— Ce n’est pas un nom, ça !
— Un matricule. Je suis un androïde de la compagnie Andro-Vox.
— Un andro… quoi ?
— Androïde. La plupart de mes fonctions sont artificielles mais je possède quelques organes humains dont un cerveau amélioré par les nanotecs. Mon enveloppe extérieure, ma peau si vous préférez, est imperméable aux ondes foudroyantes et à toute autre forme d’agression. »
Laed baissa machinalement le foudroyeur. Ses yeux commençaient à s’accoutumer à la luminosité aveuglante, il distinguait des vitres scintillantes insérées dans les cloisons.
« C’est donc là que vous pilotez le vaisseau », dit-il, légèrement désappointé.
Quand Ab lui avait parlé des pilotes – « Faut bien que cet engin soit dirigé par quelqu’un, non ? » – il s’était imaginé un monde mystérieux, extraordinaire, et cette pièce neutre et froide malgré sa débauche de lumière ne correspondait en rien aux visions fantasmagoriques qui avaient hanté ses rêves.
« Nous ne sommes ici que dans un local de transition, déclara l’androïde. Deux autres pièces et une coursive nous séparent du poste de commande proprement dit.
— Vous pouvez nous y amener ? demanda Laed.
— À la condition que vous acceptiez de passer dans le vérificateur sanitaire.
— Le quoi ?
— Vous avez introduit des germes en franchissant cette cloison. Or nous nous trouvons en milieu parfaitement stérile. Nous devons refermer de toute urgence la brèche que vous avez pratiquée dans la cloison et nous avons l’obligation d’incinérer vos combinaisons, vos vêtements, votre foudroyeur.
— Il y avait pourtant une porte, et…
— Nous avons dû en percer une afin de nous rendre dans les salles alvéolaires et de reconstituer les réserves alimentaires des deks. Erreur de conception du vaisseau.
— Si nous vous remettons nos combinaisons et nos vêtements, intervint Chara, comment pourrons-nous regagner les quartiers ?
— Vous n’avez aucune garantie de sortir vivants du poste de commande. Nous devons encore procéder à des évaluations physiques et mentales. Soit vous acceptez nos conditions, soit vous retournez immédiatement dans vos cabines. »
Chara consulta Laed du regard. Il commençait déjà à dégrafer les attaches extérieures de sa combinaison.
« Je ne t’oblige à rien, Chara…
— Personne ne m’a jamais obligée à quoi que ce soit, Laed Haudebran ! »
Elle retira sa combinaison avec des gestes nerveux, rageurs. Elle ne portait en dessous qu’une courte robe sans manches d’où s’évadaient des jambes musclées. Elle la fit passer par-dessus sa tête, dévoilant un corps presque aussi blanc que le visage de l’androïde. Laed la contempla pendant quelques secondes avant de se dévêtir, refoula la tentation de poser la main sur ses seins ronds et fermes.
Deux petites machines surgirent dans la pièce, précédées d’un grésillement étouffé. Surprise, Chara eut un mouvement de recul, se prit les pieds dans sa combinaison, s’agrippa au bras de Laed pour ne pas tomber.
« Robots ménagers de la première génération, précisa l’androïde. Chargés d’éliminer les foyers de germes, virus, bactéries, protistes. Les micro-organismes risqueraient à terme d’infecter les liquides matriciels et de perturber les échanges entre les différents éléments de l’analyseur central. »
Des volets s’ouvrirent sur le flanc arrondi de l’une des machines, des bras articulés en jaillirent, des pinces à six doigts saisirent les combinaisons et les vêtements, broyèrent les tubes d’oxygène, les hublots, réduisirent les étoffes en boules de la grosseur d’un poing. Puis un troisième bras articulé, plus court, ramassa un à un les éclats de verre et un quatrième s’empara du foudroyeur. La deuxième machine, plus volumineuse et de forme cylindrique, contourna Laed et Chara, se plaça devant la brèche, expulsa deux tuyaux télescopiques. L’un cracha une longue flamme bleutée, bourdonnante, l’autre vomit une matière flasque qui durcit rapidement et combla peu à peu l’ouverture.
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