« Vous m’avez appris à lire mais je ne parviens pas toujours à déchiffrer les données, reprit Laed.
— Estimez-vous heureux qu’ils aient mis des écrans à votre disposition. Je n’en ai pas besoin : je communique directement avec l’analyseur central.
— Ils avaient donc prévu que vous pourriez être victime d’une… Eh, mais au fait, vous ne m’aviez pas dit que…
— Je me déconnecterai dans exactement trente minutes estériennes. Mais avant, il me reste une dernière faveur à vous demander.
— Vous n’avez pas achevé ma formation ! protesta Laed.
— J’ai transmis tout ce que votre cerveau était capable d’assimiler. »
Du coin de l’œil, Laed examina l’archange. Quelque chose avait changé dans son visage, les traits s’étaient imperceptiblement durcis, la bouche s’était crispée. Il n’était plus une créature de synthèse en cet instant, mais un être en proie à une tension intérieure que trahissaient ses gestes anormalement fébriles.
« J’aurais pu en apprendre davantage au cours de ces trente ans, marmonna Laed.
— Vous en savez assez. Le reste n’aurait réussi qu’à vous embrouiller les idées. »
La réponse sèche, presque agressive de l’archange eut un tel impact sur Laed qu’il recula de deux pas.
« L ’Estérion ne devrait pas se poser sur le nouveau monde, poursuivit l’andros. Les êtres humains n’ont pas leur place dans cet univers. L’Agauer, le deuxième vaisseau, transporte les soldats d’une nouvelle armée, la moitié des passagers environ. Eux sont équipés pour accomplir le vieux rêve du Moncle, pour implanter la souche d’une nouvelle espèce. Ils ont considéré L’Estérion comme une simple expérience, ils ont exploité les données que je leur ai fournies pour préparer la deuxième expédition, ils ont…
— Qui, « ils » ? » coupa Laed d’une voix blanche.
L’archange se retourna et lui jeta un regard dur.
« Ils ont vécu pendant des siècles dans l’ombre des gouvernants d’Ester, dans l’ombre des moncles, dans l’ombre de l’Hepta. L’expérience Estérion leur a fourni des données en quantité suffisante. Dans quelques minutes, ils m’ordonneront d’y mettre un terme.
— Pourquoi… pourquoi m’avoir formé dans ce cas ? »
Laed crut discerner un pâle sourire sur les lèvres de l’andros.
« Eux sont purement synthétiques, je suis en partie constitué de chair et de sang. Ma mémoire cellulaire me prédispose à une certaine empathie pour le genre humain, à une certaine autonomie de pensée, grâce sans doute aux modifications effectuées par l’équipe de Mald Agauer. Voilà pourquoi ils m’ont programmé pour vivre cent dix ans. Ils ne voulaient laisser aucune chance à ce vaisseau d’atterrir.
— Qui, « ils » ? s’impatienta Laed.
— Les technotypes, les légionnaires de la synthèse, de l’artifice. L ’Agauer était leur projet ultime. Ils ont suggéré à Lill Andorn cette idée d’embarquer les Qvals. Ils savaient que l’équilibre écologique d’Ester en serait bouleversé, que l’océan bouillant déborderait par les puits pour recouvrir l’ensemble des terres selon le bon vieux principe des vases communicants. Ils élimineront les passagers humains et les Qvals au cours du voyage, et ils s’établiront sur le nouveau monde.
— Dans quel but ?
— Perpétuer leur existence, c’est ce que font toutes les espèces.
— Des technotypes ne forment pas une espèce ! objecta Laed.
— Une espèce nouvelle, dit l’archange. Une espèce qui n’agit qu’en fonction des probabilités d’expansion. Ils se sont mis au service de l’humanité tant qu’elle leur était utile, ils se sont développés grâce aux nanotecs, à tous les supports technologiques dont ils étaient les maîtres, mais à présent ils la considèrent comme une rivale.
— Une rivale ?
— Une créature ne s’estime affranchie que lorsqu’elle est parvenue à éliminer son créateur. Une loi de l’évolution.
— Il reste des hommes sur les satellites d’Ester.
— Détrompez-vous : le Voxion sera bientôt soufflé par une gigantesque explosion.
— C’est… monstrueux ! » s’écria Laed.
Curieusement, il ne pensait ni à sa femme ni à ses enfants en cet instant, la seule image qui lui venait à l’esprit était la bouille cabossée de son grand-père.
Le sourire était franc cette fois sur le visage de l’androïde, franc et froid comme la mort.
« Par qui les monstres ont-ils été créés ? fit-il d’une voix qui avait recouvré sa neutralité.
— Rien… rien ne vous oblige à leur obéir.
— L’impulsion télétec balaiera ma mémoire cellulaire et mes vestiges de libre arbitre.
— Vous m’avez demandé une dernière faveur, tout à l’heure…
— Tuez-moi. Il vous restera ensuite à valider la destruction de l’ Agauer. Le dernier cadeau de Mald Agauer, le dispositif ultime pour vous protéger des monstres. Elle a focalisé l’attention des technotypes sur l’Agauer pour protéger L’Estérion, son véritable projet. »
Laed se recula encore, heurta le coin de la table.
« Mais il y a des êtres humains dans l’Agauer, balbutia-t-il, très pâle. Pourquoi… pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?
— C’est à vous de vous affranchir, pas à moi. Il vous reste cinq minutes.
— Comment…
— Me tuer ? C’est simple : les yeux sont les zones les plus fragiles de mon enveloppe corporelle. »
Il glissa la main par l’échancrure de sa cape, en sortit un petit objet métallique de forme cylindrique.
« Un stylet à lame laser. Il permet d’inciser les surfaces les plus dures. Mes yeux n’y résisteront pas. Il vous suffira ensuite de diriger le faisceau vers le cerveau.
— Je ne suis pas un…
— Un monstre ? Allons, votre grand-père aurait accompli ce geste sans sourciller. Il a lutté pendant des années pour sa survie, vous luttez désormais pour la vôtre, pour la sienne, pour celle des vôtres. Après, vous aurez le temps de réfléchir. L’analyseur central vous demandera régulièrement de valider le programme de destruction de l’Agauer. Les robots ont tout préparé : la rencontre entre la charge explosive furtive et l’autre vaisseau s’effectuera dans une vingtaine d’années. Si vous refusez de valider selon le protocole exigé par l’analyseur, sachez qu’une armée implacable et invincible s’abattra dans un siècle sur le nouveau monde et exterminera vos descendants jusqu’au dernier. »
L’archange s’avança vers Laed et lui tendit le stylet.
« Vite. Il vous reste une minute. »
Laed s’en empara d’une main tremblante. La lame de lumière jaillit du manche. Aussi fine qu’une aiguille, légèrement bleutée, d’une longueur de quarante centimètres, elle ne dégageait aucune chaleur, ne faisait aucun bruit.
« Pourquoi ne pas m’avoir parlé de tout cela plus tôt ? demanda Laed.
— Pour ne pas leur laisser le temps de me manipuler. Et pour ne pas vous laisser le temps de réfléchir.
— Qui me prouve que vous n’êtes pas manipulé en cet instant ? »
Laed tentait de grignoter du temps, de repousser l’échéance. Ab aurait bondi sur l’andros sans se poser de question, mais il n’avait ni la force de caractère ni les réflexes de son grand-père.
« Dix secondes. »
Laed leva le stylet sans conviction, approcha timidement l’extrémité de la lame du front de l’archange qui le fixait sans bouger, un sourire vissé sur les lèvres. Il eut la désagréable impression d’être entraîné dans un jeu dont il ne connaissait pas les règles, et son bras se détendit. Les yeux de l’archange lancèrent des éclairs, il dégrafa le col de sa cape, s’en débarrassa d’un mouvement d’épaule. Il ne portait aucun vêtement en dessous. Laed fut frappé par sa peau d’une blancheur immaculée, par la longueur et la finesse de ses membres, par l’absence d’organes sexuels, par l’harmonie générale de son corps. Il incarnait un rêve de perfection, une perfection non pas vue à travers les yeux de l’humanité mais de ceux qui s’acharnaient à la dépasser, à la détruire.
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