— Personne n’y a jamais mis les pieds. Et si nous ne pouvions pas y vivre ? »
Abzalon cessa de mastiquer et leva les yeux sur le visage anxieux d’Abza. Les ténèbres estompaient sa chevelure brune et soulignaient ses traits forts, son nez légèrement cassé, ses mâchoires carrées, sa bouche lippue. Ellula affirmait qu’il tenait de son mari ses arcades sourcilières saillantes, ses yeux légèrement globuleux, ses épaules larges et sa haute taille. Des éclats de rire et des chants retentissaient un peu plus loin.
« Alors, on aurait fait tout ce voyage pour rien, répondit Abzalon. Non, ce que j’dis est faux : pour certains d’entre nous, pour moi en tout cas, ce voyage a été un… un cadeau.
— Tu ne penses pas que le nouveau monde sera le plus beau des cadeaux ?
— Pour vous, sûrement… »
Ils achevèrent leur repas en silence, bercés par les éclats de voix qui transperçaient les cloisons.
* * *
Drapé dans la cape bleue de l’archange, Laed s’éclaircit la gorge.
« Le voici, dit-il d’une voix solennelle, émue, Le nouveau monde. »
Ils se rapprochèrent de la baie dans un même mouvement et fixèrent le cercle à dominante jaune pâle qui occupait le centre de la baie vitrée et que traversaient des bandes blanches, mauves, vertes et brunes. Ils distinguaient nettement les trois satellites qui gravitaient autour de lui, trois éclats gris teintés de vermeil par les rayons de Jael.
« Le plus beau des cadeaux », murmura Abza, les yeux exorbités.
Des larmes coulèrent sur les joues de Lulla. Comme son frère, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans l’antre de son père, la première fois qu’elle découvrait une autre perspective qu’un toit bas et métallique au-dessus de sa tête. Toujours vêtue de longues robes aux couleurs sombres, elle avait hérité de la chevelure ambrée et des yeux verts d’Ellula, des traits de son père et du caractère de sa mère. Elle avait failli être emportée par l’estérionite un an plus tôt, et seul l’amour d’un jeune homme du nom d’Arel, l’arrière-petit-fils d’un dek qui avait bien connu Abzalon, l’avait raccrochée à la vie. Chara persistait à couper courts ses cheveux noirs. Le vieillissement avait durci ses traits, ses pommettes et ses mâchoires saillaient sous sa peau desséchée. Abzalon soutenait Ellula qui, malgré l’eau d’immortalité des moncles, rencontrait des difficultés grandissantes à tenir sur ses jambes.
« Quand nous poserons-nous ? s’enquit Abza.
— Dans trois jours, répondit Laed. Trois tous petits jours. Le voleur de temps s’est déréglé au moment de la séparation et nous sommes arrivés plus tôt que prévu. Environ un mois avant la date fixée. »
Abzalon se souvint que l’expulsion dans l’espace de la partie la plus volumineuse de L’Estérion avait déclenché de terribles vibrations, qu’ils avaient cru à la désintégration du vaisseau, que de nombreux passagers s’étaient mis à courir dans tous les sens comme des rondats affolés. Il avait fallu une intervention énergique d’Abza et de lui-même pour les ramener à la raison.
« La séparation a provoqué de gros dommages dans la structure, reprit Laed. Les robots ont rafistolé les couches extérieures du fuselage, mais je ne sais pas, ni l’analyseur central d’ailleurs, si elles résisteront au réchauffement généré par l’entrée en atmosphère.
— Ça veut dire quoi ? demanda Chara.
— Que nous risquons d’être réduits en cendres avant l’atterrissage.
— Pas la peine de nous demander de venir si c’était pour nous annoncer ce genre de choses ! maugréa Lulla.
— Je ne me suis pas beaucoup occupé de vous, mais j’ai besoin de vous, de votre présence, déclara Laed.
— On n’y connaît rien ! protesta Abza.
— Je vous demande simplement d’être là, à mes côtés.
— Tu veux qu’on admire ? siffla Lulla.
— Je ne veux rien du tout. Je sais seulement qu’avec ma famille autour de moi je serai plus serein, plus efficace. »
Chara se rapprocha de Laed et l’enlaça longuement.
« J’ai longtemps maudit cet endroit qui m’avait volé mon mari mais, quoi qu’il arrive, je resterai à tes côtés. »
Abza se mêla à leur étreinte puis, après une hésitation, Lulla vint à son tour se jeter dans les bras de son père.
Ellula fut soudain aspirée par l’œil brillant du nouveau monde. Elle se vit marcher dans une herbe jaune, parfumée, gravir le sommet d’une colline, s’y étendre, contempler le ciel dont le bleu tournait par endroits au mauve. Des nuages roses le parcouraient lentement, poussés par une brise tiède qui colportait des odeurs sucrées. Puis la plaine céleste s’assombrit et elle sut qu’un autre voyage l’attendait. Elle perçut le poids du regard d’Abzalon sur sa nuque. Lui avait cessé depuis longtemps de fixer le nouveau monde pour la contempler. Elle fut heureuse d’avoir brillé pour lui pendant cent ans, elle pouvait désormais s’éteindre, se dissoudre dans le vide. Les images de son passé surgissaient régulièrement à la surface de son esprit : danses au milieu des averses de mauvettes, baignades dans les flaques tièdes et saumâtres, jeux avec les brumes encerclant les rochers, courses folles avec les aros domestiques et les yonaks, sources jaillissantes et fumantes, maison de pierre noire dressée sur le bord d’une falaise. Ses visions et ses souvenirs se confondaient parfois, elle errait entre passé et futur, incapable de prendre pied dans l’un ou l’autre, s’amarrant au présent dans les yeux et le souffle d’Abzalon.
Durant les deux jours qui suivirent, Laed s’efforça de réduire progressivement la vitesse de l’Estérion afin de lui éviter de rebondir sur l’atmosphère de la planète et de repartir dans une errance éternelle.
Il pilotait par l’intermédiaire de l’écran tactile sur lequel s’affichait régulièrement le protocole de destruction de l’Agauer. Il désactiva le voleur de temps, programma l’expulsion du moteur principal, qui s’arracha de l’Estérion dans une secousse de forte amplitude et qu’ils virent, par la baie vitrée, fuser dans l’espace en abandonnant un énorme sillage de feu, commanda l’extinction du générateur de mouvement autodynamique, diminua la puissance des propulseurs annexes. Des vibrations inquiétantes parcoururent la structure de l’appareil, trois couches du fuselage se détachèrent successivement, une feuille métallique se posa sur la baie où elle resta plaquée pendant deux heures avant d’être décollée par une nouvelle secousse. Les écrans de contrôle affichaient d’incessants messages d’alerte. Les robots avaient déserté le poste de pilotage pour tenter de combler les brèches les plus importantes, de réparer ce qui pouvait l’être.
Le nouveau monde grandissait à vue d’œil dans le champ de la baie vitrée. On discernait à présent les hachures brunes des reliefs, les taches blanches de masses nuageuses, les flaques bleu-vert des étendues d’eau. Les zones de couleur jaune, les plus importantes, viraient parfois à l’orange ou au mauve selon l’angle des rayons de Jael. À deux reprises la nuit effaça le nouveau monde, le métamorphosa en un trou noir nimbé d’un halo diaphane autour duquel brillaient les croissants argentés des satellites et les lointaines étoiles. Puis Jael réapparaissait, sa lumière ocre, rase, dévoilait la planète, plus proche et plus grande que la veille, révélant quelques-uns de ses mystères, la chaîne montagneuse qui ceinturait de part en part un continent en forme de triangle cerné par deux « océans », le cours sinueux d’un « fleuve », la masse rougeâtre de ce qui semblait être une « forêt ».
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