« Bordel de merde ! hurla Laed. Tu vas ralentir, putain de tas de ferraille ! »
Abzalon sentit bouger le corps d’Ellula contre lui. Rassuré, il lui caressa les cheveux aussi délicatement que le lui permettait sa grosse main.
« J’tai encore jamais remerciée, chuchota-t-il à l’oreille de sa femme. Je sais pas bien dire les mots, mais sans toi j’s’rais resté l’Ab de Dœq, un tueur de femmes, un pauvre type, j’aurais jamais été regardé, touché, embrassé. Avant, c’étaient toujours les autres qui tremblaient devant moi et j’aurais pas… »
Une série de vibrations assourdissantes l’interrompit. Il entendit la bordée de jurons proférés par Laed, un gémissement étouffé un peu plus loin, Chara sans doute, dont il entrevit la silhouette tassée contre le montant de la table semi-circulaire, éclairée par un rayon ondoyant et rouge sang.
« J’aurais pas connu le bonheur que c’est de trembler pour quelqu’un, reprit-il, soudain oppressé. Quand j’t’ai vue la première fois, si belle sur la passerelle, jamais j’aurais cru que tu lèverais les yeux sur moi, moi qui venais de tuer le Taiseur, moi qui venais de la fosse de Dœq. D’avoir été ma femme pendant toutes ces années, d’avoir supporté mon sale caractère, de t’être poussée pour me faire une petite place dans ta vie, j’te remercie, Ellula… mon Ellula. »
Il ne transpirait pas malgré la chaleur d’étuve, il restait sec et froid. Il serra contre lui le corps inerte de sa femme jusqu’au moment où une formidable convulsion secoua le vaisseau et les souleva du plancher.
« Ça y est ! hurla Laed. Il ralentit ! »
Les moteurs de rétropropulsion s’étaient déclenchés dans un rugissement terrifiant. Le vaisseau, freiné brutalement, gîta, parut d’abord incapable de reprendre son assiette, perdit une nouvelle couche de fuselage, puis il se stabilisa, recommença à descendre, rapidement dans les premiers temps, plus lentement par la suite, environné d’une épaisse fumée blanche, semant autour de lui de somptueuses gerbes d’étincelles.
Abza fut le plus prompt à se relever. Il courut vers la baie vitrée, fixa la nuit étoilée jusqu’au vertige, aperçut une frange pâle à l’horizon. L’aube se levait, couronnait les échines arrondies des collines, scintillait dans les cours d’eau.
Il vit comme dans un rêve le nouveau monde émerger des ténèbres, se revêtir de lumière, dévoiler ses couleurs douces et chaudes, se rapprocher de lui. C’est à peine s’il se rendit compte que Lulla et Chara prenaient place à ses côtés, que d’autres feuilles, d’autres poutrelles, d’autres éléments de la structure s’envolaient dans le ciel bleu pâle. La sortie du train d’atterrissage provoqua un nouveau choc, minime cette fois-ci. Ils contemplèrent une étendue plane recouverte d’une infinité de tiges jaunes qu’ils identifièrent comme les « herbes » dont leur avait parlé Ellula, parsemée de taches rouges, bleues, noires, brunes – les « fleurs » –, hérissée de créatures immobiles dressées sur un seul pied et surmontées d’une chevelure frissonnante rousse ou blanche – les « arbres ». Ils aperçurent de grandes bulles lumineuses qui éclataient en répandant des nuages de poussière multicolore. Jael se levait à l’horizon, rosissait les pics lointains, enflammait les nues vaporeuses qui se nouaient et se dénouaient au gré des courants d’air.
« Que c’est beau, s’extasia Lulla. Que c’est beau !
— Ab, viens voir ! » cria Abza.
Mais Abzalon ne bougea pas, prostré contre le corps d’Ellula, secoué de sanglots.
« Elle… elle est morte… » balbutia-t-il.
L’ Estérion se posa sur le sol du nouveau monde avec une légèreté surprenante pour un appareil de son gabarit.
Laed commanda immédiatement l’ouverture des sas de débarquement. Les analyseurs étant hors d’usage, il n’estimait pas nécessaire de confiner les passagers dans une quarantaine d’acclimatation. L’archange lui avait pourtant précisé qu’un contact trop brusque avec un air trop riche ou trop pauvre en oxygène et la différence de gravité risquaient d’entraîner des réactions physiologiques ou psychologiques désastreuses, mais il n’avait pas le cœur de les laisser enfermés quarante jours supplémentaires dans l’amas informe de ferraille qu’était devenu L’Estérion.
Lorsque les cinq cents survivants eurent débarqué, il se fit un grand silence. Sortant de trois jours d’angoisse, ils marchèrent d’une allure maladroite, pesante, entre les hautes herbes jaunes fouettées par les rafales d’un vent chaud et sec. Éblouis par la lumière, étourdis par les odeurs, enivrés d’air, ils cherchèrent d’abord des points de repère, des toits, des cloisons, des coursives, des portes, n’en trouvèrent pas sur la plaine qui s’étendait à perte de vue, dans le ciel qui oscillait entre le bleu et le mauve, dans les nuages qui filaient comme des voleurs au-dessus de leurs têtes, revinrent s’abriter sous la carcasse torturée de leur ancien monde, ce ventre métallique où ils étaient nés, s’étaient aimés, avaient souffert, qui avait abrité leurs espoirs et leurs peurs, qui les avait nourris, qui les avait protégés de l’attraction du vide. Les sifflements du vent et des cris lointains donnaient encore plus d’épaisseur au silence vaguement menaçant qui les cernait. Il leur fallait maintenant s’habituer à l’idée que leur rêve s’était matérialisé, prendre leur vie en charge, se débrouiller pour survivre dans un environnement mystérieux dont la splendeur avait quelque chose d’écrasant.
Puis un enfant échappa à son père, se mit à courir, un deuxième le poursuivit en criant, un troisième se joignit à leur jeu, une femme entonna un chant venu des profondeurs du temps, des hommes parlèrent, éclatèrent de rire, des clameurs montèrent des poitrines, un vieillard retira sa chemise et exposa son torse squelettique aux rayons de Jael, des garçons et des filles l’imitèrent, arrachèrent leurs vêtements, roulèrent dans les herbes, et bientôt ils s’étreignirent en riant et en pleurant, dansèrent au pied de L’Estérion. Puis on décida de s’occuper des blessés restés à l’intérieur de l’appareil, on les descendit par les passerelles, on les étendit sur le sol, on soigna leurs blessures, on fabriqua des attelles de fortune pour maintenir les jambes et les bras brisés, on dressa un bivouac de fortune avec les draps et les couvertures, on récupéra les derniers plateaux-repas, on recueillit l’eau des réservoirs dans des gobelets, on mangea de bon appétit, on raconta quelques légendes de l’ancien temps, on évoqua l’avenir, on fit mille et mille projets.
On se tut lorsque, au zénith de Jael, la silhouette imposante d’Abzalon apparut sur la passerelle. Il portait un corps inerte recouvert d’un linge blanc. Le chagrin avait rougi ses gros yeux. Ses traits n’avaient pas changé mais il paraissait infiniment las, infiniment vieux. Sa famille l’escortait, Laed son petit-fils et son épouse Chara, Abza et Lulla leurs enfants, une autre personne qu’on ne connaissait pas et qu’on aurait été bien incapable de décrire : tantôt elle avait la vague apparence d’une femme, tantôt celle d’un homme, tantôt elle avait la forme d’une ombre ; impossible de dire si elle portait des vêtements, si elle était entièrement ou partiellement nue.
Laed dépassa Abzalon, s’immobilisa au milieu de la passerelle et promena un regard pénétrant sur le peuple de L’Estérion.
« Ab est le plus vieux d’entre nous, le seul qui ait connu Ester, déclara-t-il. Il me semble juste que lui revienne l’honneur de donner un nom au nouveau monde. »
Un tonnerre d’enthousiasme ponctua ses paroles. Laed étendit les bras pour ramener le calme et se tourna vers Abzalon.
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