— Vous avez mis le doigt dessus. Est-ce votre mère qui vous a expliqué cela ? Non, vous ne lui en avez pas parlé. Elle ne vous l’a pas dit explicitement, n’est-ce pas ? Seulement indirectement.
— Oui, monsieur le gouverneur. Et aussi mon ordinateur.
— Celui avec lequel vous entretenez de bons rapports ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
— Et vous pensez qu’elle sera mieux pour travailler sur Erythro ?
— Oui. C’est une base plus stable et elle pourra faire des mesures qui la convaincront que le système solaire survivra. Et même si elle découvre le contraire, cela lui prendra un certain temps durant lequel vous serez débarrassé d’elle.
— Je vois que vous aussi, vous voulez vous débarrasser d’elle, hein ?
— Pas du tout, monsieur le gouverneur, répliqua Marlène avec sang-froid. Je partirai avec elle. Vous serez aussi débarrassé de moi, ce qui vous fera encore plus plaisir.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai aussi envie de vous éloigner ? »
Marlène le fixa d’un air sombre, sans cligner des yeux. « Parce que vous savez que je n’ai aucun mal à interpréter vos sentiments cachés. »
Brusquement Pitt eut, en effet, désespérément envie de se débarrasser de ce monstre. « Laissez-moi y réfléchir », dit-il et il tourna la tête. Il sentait que c’était enfantin, mais il ne voulait pas que cette horrible gamine lise sur son visage comme dans un livre ouvert, ce qu’il était pour elle.
Après tout, c’était vrai. Maintenant, il voulait se débarrasser de la mère et de la fille. Il avait même pensé à exiler Insigna sur Erythro. Mais elle n’avait guère envie de partir, cela aurait fait une histoire pas possible et il n’avait pas le courage de l’affronter. Mais sa fille lui avait trouvé une bonne raison d’aller sur Erythro, et cela changeait tout.
« Si votre mère a vraiment envie de … commença-t-il lentement.
— Ce n’est pas qu’elle en a envie, monsieur le gouverneur. Elle ne m’en a pas parlé et il se peut qu’elle n’y ait même pas pensé, mais elle aura envie d’y aller. Je le sais. Faites-moi confiance.
— Ai-je le choix ? Et vous voulez y partir aussi ?
— J’en ai très envie, monsieur le gouverneur.
— Alors, je vais arranger cela tout de suite. Etes-vous satisfaite ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
— Alors, pouvons-nous, maintenant, considérer que cet entretien est terminé ? »
Marlène se leva et inclina la tête en un salut dépourvu de grâce, mais qui se voulait probablement respectueux. « Merci, monsieur le gouverneur. »
Elle lui tourna le dos et sortit ; Pitt attendit plusieurs minutes après qu’elle eut disparu pour oser détendre son visage endolori par la tension qu’il lui avait imposé.
Il ne fallait surtout pas qu’elle puisse déduire de ce qu’il disait, exprimait ou faisait, ce que lui, et personne d’autre, savait sur Erythro.
Le moment de tranquillité avait pris fin. Tout à fait arbitrairement, Pitt annula ses rendez-vous de l’après-midi. Il avait besoin de temps pour réfléchir.
Il voulait surtout penser à Marlène.
Sa mère, Eugenia Insigna Fisher, posait problème, et cela n’avait fait qu’empirer depuis douze ans. Elle prenait les choses trop à cœur et s’emballait facilement. Cependant, c’était un être humain ; on pouvait la mener et la contrôler ; on pouvait l’enfermer entre les murs confortables de la logique ; et même si parfois elle se débattait un peu, on arrivait à l’y maintenir.
Il n’en allait pas de même de Marlène. C’était un monstre, et Pitt se félicitait qu’elle se soit dévoilée aussi étourdiment, juste pour aider sa mère en une circonstance banale. Mais elle manquait d’expérience, et de cette sagesse qui aurait dû la pousser à cacher ses capacités jusqu’à ce qu’elle puisse les utiliser d’une façon vraiment dévastatrice.
Elle deviendrait plus dangereuse en grandissant ; il fallait l’arrêter dans son élan. Ce serait l’œuvre d’un autre monstre : Erythro.
Pitt s’attribuait le mérite d’avoir, dès le début, reconnu que cette planète était un monstre. Elle aussi avait une physionomie qu’on pouvait déchiffrer … le reflet de la lumière sanglante de son étoile lui donnait une expression sinistre et menaçante.
Quand ils atteignirent la ceinture d’astéroïdes, à cent cinquante millions de kilomètres de l’orbite que Mégas et Erythro parcouraient autour de Némésis, Pitt dit, plein de confiance : « Arrêtons-nous là. »
Il ne s’attendait pas à des difficultés. Sa décision était tellement rationnelle. Némésis rayonnait peu de chaleur et de lumière. Cela importait peu puisque Rotor fonctionnait à la micro-fusion. C’était même un avantage. Et faible comme elle l’était, pas de danger que cette lumière rouge pèse sur le cœur, assombrisse l’esprit et fasse frissonner l’âme.
Et puis, dans la ceinture d’astéroïdes, les effets gravitationnels de Némésis et de Mégas restaient faibles et toute manœuvre serait, en conséquence, moins coûteuse en énergie. On pourrait facilement exploiter les gisements des planétoïdes et, vu la faible lumière de Némésis, ils devaient comporter beaucoup de corps volatiles.
L’idéal !
Pourtant, les Rotoriens exprimèrent clairement, à une écrasante majorité, leur désir de placer la station en orbite autour d’Erythro. Pitt s’évertua à souligner qu’ils baigneraient dans une lumière rouge fortement déprimante, qu’ils seraient soumis à l’attraction de Mégas autant qu’à celle d’Erythro et qu’il leur faudrait peut-être aller chercher les matières premières dans les astéroïdes.
Pitt en discuta rageusement avec Tambor Brossen, qui l’avait précédé dans la fonction de gouverneur. Cet homme un peu fatigué était plus à l’aise dans son nouveau rôle de vieil homme d’État que dans son ancienne charge. (Il disait, paraît-il, qu’à l’inverse de Pitt, il n’éprouvait aucun plaisir à prendre des décisions.)
L’importance que Pitt accordait à l’emplacement de la colonie amusait Brossen ; il ne le montrait pas, mais cela se lisait dans ses yeux. « Pourquoi, Janus, voulez-vous absolument dresser les Rotoriens à se ranger toujours à votre point de vue ? Laissez-les agir un peu à leur gré ; ils seront d’autant plus prêts à vous céder en d’autres occasions. S’ils veulent graviter autour d’Erythro, laissez-les faire.
— Mais c’est absurde, Tambor. Vous ne le voyez pas ?
— Bien sûr que si. Je vois aussi que Rotor a été, toute sa vie, en orbite autour d’un monde assez grand. Cela plaisait aux Rotoriens et c’est ce qu’ils veulent de nouveau.
— Nous étions en orbite autour de la Terre. Erythro n’est pas la Terre ; elle ne lui ressemble en rien.
— C’est une planète, et à peu près de la même taille que la Terre. Elle a des océans et des continents. Il y a de l’oxygène dans son atmosphère. Nous pourrions parcourir des milliers d’années-lumière avant de trouver un monde qui ressemble autant à la Terre. Croyez-moi, laissez-les faire. »
Pitt avait suivi le conseil de Brossen, même si quelque chose en lui continuait à murmurer son désaccord. Rotor Deux aussi était en orbite autour d’Erythro, ainsi que les deux autres stations en construction. Bien entendu, on avait prévu d’installer des colonies dans la ceinture d’astéroïdes, mais le public ne semblait guère pressé de réaliser ce projet.
Pitt considérait ce choix comme la plus grande erreur depuis la découverte de Némésis. Il aurait dû l’empêcher. Et cependant … cependant … aurait-il pu contraindre les Rotoriens ? Aurait-il dû en faire davantage ? Jusqu’où pouvait-il aller sans risquer de nouvelles élections et la destitution ?
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