Arcadi Strougatski - Le Petit

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Une fusée terrienne se pose sur une planète inconnue. Ciel sans oiseaux, forêts sans animaux, océans sans poissons, elle serait totalement désertique s’il n’y vivait pas une créature, une seule. Un gosse humain, s’étant retrouvé orphelin à la suite d’un accident, tout seul, à des années-lumière de sa planète natale.

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— La porte ! La porte !

Je le vis : un petit être, blanc et mat comme le mur du mess des officiers, plié dans une course inaudible, glissa par la porte et disparut dans le couloir. Je bondis sur ses traces.

Maintenant j’ai honte de me le rappeler, mais à l’époque j’éprouvais une indifférence totale à savoir qui était cet être, d’où il venait, pourquoi il se trouvait ici — je ne ressentais qu’un soulagement infini, comprenant qu’à partir de cette minute mes cauchemars et mes peurs cessaient d’exister une fois pour toutes, j’avais aussi furieusement envie de le rattraper, de le saisir, de le tordre et de le traîner ici.

Dans la porte, j’entrai en collision avec Komov, le renversai, trébuchai contre lui, continuai le long du couloir à quatre pattes ; le couloir était déjà vide, il n’y restait que l’odeur forte et familière de l’ammoniaque ; Komov criait quelque chose dans mon dos, des talons martelaient le plancher ; je bondis sur mes pieds, franchis en trombe le caisson et sortis en coup de vent dans la lueur lilas du soleil.

Je le vis immédiatement. Il courait vers le chantier de construction, courait légèrement, effleurant à peine le sable gelé de ses pieds nus. Il était toujours aussi biscornu et bougeait étrangement ses coudes écartés, mais à présent il n’était ni foncé, ni d’un blanc mat, mais lilas pâle ; le soleil se reflétait sur ses épaules et ses côtes malingres. Il filait droit sur mes cybers, et je ralentis ma course, pensant qu’il allait avoir peur et tourner à droite ou à gauche. Mais il n’eut pas peur, il passa à dix pas de Tom, et je n’en crus pas mes yeux quand cet imbécile majestueux lui envoya poliment son signal habituel « j’attends vos ordres ».

— Vers le marécage ! criait derrière la voix suffocante de Maïka. Accule-le vers le marécage !

Le petit aborigène avait déjà pris lui-même la direction du marécage. Il faut reconnaître qu’il savait courir, et la distance entre nous et lui diminuait très lentement. Le vent sifflait dans mes oreilles, Komov vociférait quelque chose loin derrière, mais Maïka couvrait résolument sa voix.

— À gauche, bifurque plus à gauche ! hurlait-elle avec excitation.

Je pris davantage à gauche, débouchai sur la piste d’atterrissage, sur sa partie terminée, nivelée, à la surface cannelée des plus confortables, ma course devint facile, je commençai à le rattraper. « Tu ne t’enfuiras pas, me répétai-je mentalement, non, mon cher, maintenant tu ne t’enfuiras pas. Tu me répondras pour tous tes trucs … » Je ne quittais pas des yeux ses omoplates qui s’activaient rapidement, ses jambes nues qui s’agitaient si vite qu’on avait du mal à les voir encore, la vapeur de son haleine qui s’envolait en petits nuages derrière son épaule. Sur le point de le rattraper, je jubilais. La piste s’achevait, mais jusqu’au voile gris au-dessus du marécage il ne restait qu’une centaine de pas, et j’étais en train de le rattraper.

Ayant atteint le début de la fondrière, là où commençait la broussaille triste des roseaux nains, il s’arrêta. Il demeura ainsi quelques secondes, comme en proie à une incertitude, puis me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et je vis de nouveau ses grands yeux sombres, pas le moins du monde figés, bien au contraire très vifs, qui semblaient rire ; soudain il s’accroupit, encercla ses genoux avec ses bras et roula. Je mis du temps à comprendre ce qui s’était passé. Il y a un instant j’avais devant moi un homme, un homme étrange, probablement pas un homme du tout, mais avec toutes les apparences d’un homme quand même et subitement il disparut, tandis qu’une absurde petite boule grise roulait sur la fondrière, à travers un marais infranchissable, sans fond, projetant de la boue et de l’eau trouble. Roulait, le mot est faible ! Je n’eus pas le temps de courir jusqu’au marécage qu’il disparaissait déjà derrière les écharpes de brouillard, et seuls parvenaient de là-bas, du voile grisâtre, un bruissement décroissant, des clapotements et un sifflement strident.

Maïka arriva en courant, martelant lourdement le sol, et s’arrêta à côté de moi, respirant avec difficulté.

— Il a filé, constata-t-elle avec dépit.

— Il a filé.

Nous restâmes quelques secondes à scruter les bouffées troubles du brouillard. Maïka essuya la sueur de son front et récita :

— Grand-mère, grand-mère, pourquoi as-tu de si grandes jambes ?

— Pour mieux m’enfuir, mon enfant, répondis-je, et je regardai alentour.

Bon. Donc, les imbéciles couraient, quant aux grosses têtes, elles restaient évidemment à observer. J’étais seul avec Maïka. Les petites silhouettes de Komov et de Wanderkhouzé se détachaient en sombre à côté du vaisseau.

— Ça fait un joli petit parcours, remarqua Maïka, regardant, elle aussi, dans la direction de l’astronef. Au moins trois kilomètres, qu’en pensez-vous, mon commandant ?

— Je suis d’accord avec vous, mon commandant, répliquai-je.

— Écoute, dit pensivement Maïka. Et si ce n’était qu’une vision ?

Je la saisis par les épaules. Une sensation de liberté, de santé, d’extase, une sensation de gigantesques perspectives radieuses explosa en moi avec une force nouvelle.

— Que peux-tu y comprendre, patate ! vociférai-je pleurant presque de bonheur et la secouant de toutes mes forces. Que sais-tu des hallucinations ! D’ailleurs, tu n’as aucun besoin d’en savoir quelque chose ! Vis tranquille et ne te pose pas ce genre de questions !

Maïka se débattait, déconcertée, tâchait de se libérer. Je la secouai fortement pour la dernière fois, lui entourai les épaules de mon bras et la traînai vers l’astronef.

— Attends ! (Ahurie, elle me repoussait faiblement.) Mais qu’est-ce que tu as … Laisse-moi, je te dis, qu’est-ce que c’est que cette sensiblerie ?

— Viens, viens, répétai-je. Viens ! Le chouchou du docteur Mboga sera furax, je sens que nous avons couru pour des prunes, on n’aurait pas dû …

Maïka se libéra d’un mouvement brusque, s’arrêta une seconde, puis s’accroupit, baissa la tête et, ses bras étreignant ses genoux, se balança.

— Bon, fit-elle, en se redressant. Je n’y comprends rien.

— C’est ce qu’il faut, répliquai-je. Komov va tout nous expliquer. D’abord, il va nous passer un savon de première qu’on le veuille ou non, on lui a saboté son contact, ensuite il finira bien par expliquer …

— Écoute, il fait froid ! (Maïka sauta sur place.) On court ?

Et nous courûmes. Mes premières exaltations apaisées, je me mis à réfléchir à ce qui s’était passé. Il s’avérait que la planète était, en dépit de tout, habitée !

Et comment ! Des êtres humanoïdes de haute taille, peut-être même intelligents, peut-être même civilisés …

— Stas, lança Maïka en courant, et si c’était un Panthien ?

— D’où viendrait-il ? m’étonnai-je.

— D’où … d’où on veut … Nous ne connaissons pas le projet en détail. Il se peut que le transfert soit déjà commencé.

— Mais non, dis-je. Il ne ressemble pas à un Panthien. Ils sont grands, à la peau rouge … Et puis, ils sont habillés, eux, et celui-ci est complètement nu !

Nous nous arrêtâmes devant la trappe, et je laissai Maïka entrer la première.

— Brrr ! (Elle se frotta les épaules.) Alors, on va recevoir un savon ?

— Et un bon.

— Un très bon, renchérit-elle.

— Un très bon savon modèle de bain.

À pas de loup nous nous introduisîmes dans le poste de pilotage, néanmoins ne réussîmes pas à y rester inaperçus. Nous étions attendus. Komov déambulait de long en large, les bras croisés derrière son dos ; Wanderkhouzé, le regard perdu et la mâchoire avancée, enroulait ses favoris : le favori droit sur son index droit, le favori gauche sur son index gauche. Nous voyant, Komov s’arrêta, mais Maïka ne le laissa pas ouvrir la bouche.

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