— Oui, mes amis, notre présence sera nécessaire. Tout peut encore s’arranger. Mais venez tout de suite, sinon il serait trop tard. Je vous expliquerai tout par la suite, si tant est qu’il y ait une suite … Oui, oui, nous venons !
Ces derniers mots, accompagnés des gestes appropriés, s’adressaient à quelques Atlantes terrorisés qui étaient apparus sur le seuil et qui nous faisaient signe de les suivre. De fait, comme Scanlan l’avait dit fort justement, nous nous étions révélés en diverses occasions plus prompts à l’action et plus énergiques que ces êtres habitués à vivre entre eux ; à l’heure du plus grand danger, ils avaient l’air de se raccrocher à nous. Quand nous sommes entrés dans la salle bondée, j’ai entendu un murmure de satisfaction et de soulagement. Nous avons occupé les places qui nous étaient réservées au premier rang.
Il était temps ! Si toutefois nous pouvions être d’un secours quelconque … Le terrible personnage se tenait déjà sur l’estrade ; il contemplait la foule tremblante de son sourire cruel, démoniaque. La comparaison de Scanlan d’une famille de lapins devant une belette m’est revenue en mémoire quand je me suis retourné : les Atlantes étaient effondrés, ils se cramponnaient les uns aux autres tant ils avaient peur, ils regardaient de tous leurs yeux la silhouette puissante qui les dominait et la face de granit qui les observait. Jamais je n’oublierai ces gradins pleins d’une foule hagarde, horrifiée, pétrifiée d’épouvante. C’était à croire qu’il avait déjà statué sur leur sort, et qu’ils attendaient à l’ombre de la mort l’exécution de sa sentence. Manda avait adopté une attitude de soumission indigne : il plaidait pour son peuple d’une voix brisée ; mais ses paroles ne faisaient qu’ajouter au contentement du monstre qui ricanait. Brusquement le Seigneur de la Face Noire l’a interrompu par quelques mots rauques, et il a levé sa main droite en l’air : un cri de désespoir a jailli de l’assistance.
À cet instant précis, le docteur Maracot a sauté sur l’estrade. Il était extraordinaire à voir ! Un miracle l’avait transformé. Il avait la démarche et l’attitude d’un jeune homme ; mais sur son visage rayonnait l’expression d’une puissance comme je n’en avais jamais vu chez quiconque. Il s’est avancé vers le géant basané, qui l’a regardé avec étonnement.
— Hé bien, petit homme, qu’avez-vous à dire ? a-t-il demandé.
— Simplement ceci, a répondu Maracot. Ton temps est révolu. Tu as laissé passer l’heure. Descends ! Descends dans l’Enfer qui t’attend depuis si longtemps. Tu es un Prince des Ténèbres. Retourne dans ton royaume de ténèbres.
Les yeux du démon ont lancé des flammes.
— Quand mon temps sera révolu, en admettant qu’il le soit un jour, ce n’est pas des lèvres d’un misérable mortel que je l’apprendrai ! Quels sont tes pouvoirs pour que tu puisses t’opposer un instant à celui qui connaît tous les secrets de la nature ? Je pourrais t’anéantir sur place !
Maracot a fixé sans ciller ces yeux terribles. J’ai cru discerner qu’au contraire c’était le géant qui paraissait mal à son aise.
– Être mauvais ! a répliqué Maracot. C’est moi qui détiens la puissance et la volonté de t’anéantir sur place. Trop longtemps tu as souillé le monde de ta présence. Tu as infecté tout ce qui était beau et bon. Le cœur des hommes sera plus léger quand tu seras parti, et le soleil brillera avec une clarté plus grande.
— Qui es-tu ? Que dis-tu ? a bégayé le monstre.
— Tu parles de connaissances secrètes. Te dirai-je ce qui est à la base de la science ? C’est que sur tous les plans, le bien peut être plus fort que le mal. L’ange vaincra encore le diable. Pour l’instant je suis sur ce même plan où tu t’es tenu si longtemps, et je détiens le pouvoir conquérant. Il m’a été donné. Voilà pourquoi je te répète : « Descends ! Redescends dans l’Enfer auquel tu appartiens ! Descends, démon ! Descends, je te dis ! Descends ! »
Et le miracle s’est produit. Pendant une minute ou deux (comment compter le temps en de pareils instants ?) les deux êtres, le mortel et le démon, se sont fait face sans parler ; leurs yeux immobiles s’affrontaient, armés de la même volonté inexorable. Tout à coup le monstre a flanché. La figure convulsée de rage, il a brandi ses deux bras en l’air.
— C’est toi, Warda ! Toi, maudit ! Je reconnais tes œuvres ! Oh, je te maudis. Warda ! Je te maudis ! Je te maudis !
Sa voix s’est éteinte, les contours de sa longue silhouette noire se sont brouillés, sa tête est retombée sur sa poitrine, ses genoux ont vacillé, et il s’est affaissé peu à peu. En s’affaissant il changeait de forme : il a été d’abord un être humain qui s’accroupissait, puis une masse noire informe ; enfin, dans une brusque secousse, il s’est liquéfié en un tas de putréfaction noire qui a taché l’estrade et empuanti l’air. Alors Scanlan et moi, nous nous sommes précipités vers notre chef, car le docteur Maracot, ayant épuisé ses pouvoirs, était tombé en avant, à demi-mort.
— Nous avons gagné ! Nous avons gagné ! a-t-il murmuré avant de s’évanouir.
* * *
Voilà comment les Atlantes ont été sauvés du plus horrible danger qui pouvait les menacer, et comment une présence maléfique a été bannie du monde à jamais. Il a fallu que nous attendions quelques jours pour que le docteur Maracot soit en état de nous raconter son histoire ; elle était d’ailleurs tellement extraordinaire que, si nous n’avions pas assisté à son épilogue, nous l’aurions attribuée au délire. Ses pouvoirs l’avaient abandonné sitôt passée l’occasion de les manifester, et il était redevenu l’homme de science doux et paisible que nous avions connu.
— Que cela me soit arrivé à moi ! s’est-il exclamé. À moi, un matérialiste, un homme si absorbé par la matière que dans ma philosophie l’invisible n’existait pas ! J’ai entendu crouler en miettes les théories de toute ma vie.
— Il paraît que nous sommes tous retournés à l’école, a dit Scanlan. Si jamais je rentre dans mon petit pays, j’aurai quelque chose à dire aux enfants !
— Moins vous leur direz, mieux cela vaudra, à moins que vous ne teniez à acquérir la réputation du plus grand menteur d’Amérique, ai-je répondu. Auriez-vous cru, aurais-je cru moi-même tout ce que nous avons vu, si un autre nous l’avait raconté ?
— Peut-être que non. Mais vous, doc, vous avez rudement bien mené votre affaire ! Ce grand dogue noir a été déclaré « out » au bout des dix secondes réglementaires. Pas moyen qu’il se relève. Et il ne se relèvera plus. Vous l’avez rayé de la carte. Je ne sais pas sur quelle autre carte il a trouvé un appartement, mais en tout cas Bill Scanlan n’ira pas loger chez lui !
— Je vais vous dire exactement ce qui s’est passé, a murmuré le Professeur. Vous vous rappelez que je m’étais retiré dans mon bureau. J’avais bien peu d’espoir dans le cœur, mais j’avais beaucoup lu à différents moments de mon existence sur la magie noire et les sciences occultes. Je savais que le blanc peut toujours dominer le noir s’il parvient à se hisser sur le même plan. Or il se trouvait sur un plan beaucoup plus fort (je n’ai pas dit : supérieur) que nous. C’était l’élément fatal.
« Ne voyant aucun moyen de franchir l’obstacle, je me suis jeté sur le canapé, et j’ai prié. Oui, moi, matérialiste endurci, j’ai prié ! J’ai imploré une aide. Quand on se trouve au bout de tout pouvoir humain, que faire sinon lever des mains suppliantes dans les brumes qui nous entourent ? J’ai prié, et ma prière a été miraculeusement exaucée …
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