— Il y longtemps que je n’ai entendu parler votre langue, disait l’autre. J’espère que je peux quand même être compris si je l’emploie. Me suivez-vous ?
— Je vous comprends parfaitement, répondit Barlennan.
— Bon. Je suis Reejaaren, linguiste de Marreni qui est l’Officier des Ports Extérieurs. Il m’a été ordonné de découvrir qui vous êtes, d’où vous venez, et votre raison de naviguer en mer près de ces îles.
— Nous faisons un voyage commercial, sans destination particulière.
Barlennan n’avait pas l’intention de mentionner ses rapports avec des créatures d’un autre monde.
— Nous ne connaissions pas l’existence de ces îles, reprit-il. Nous étions simplement en train de redescendre du Rebord, que nous avions assez vu. Si vous désirez commercer avec nous, nous sommes prêts à faire des affaires. Sinon, nous demandons seulement la permission de poursuivre notre voyage.
— Ce sont nos vaisseaux et nos planeurs qui font du commerce sur ces mers … Nous n’en avons jamais vu d’autres, répondit Reejaaren. Je n’arrive pas à comprendre un détail. Le négociant du sud lointain avec lequel j’ai appris votre langue m’a dit qu’il venait d’un pays situé de l’autre côté d’une mer qui se trouve au-delà du continent occidental. Nous savons qu’il n’y a pas de passage par mer de cet océan au nôtre entre ici et les glaces. Pourtant, vous veniez du nord quand nous vous avons vus pour la première fois, ce qui tendrait à suggérer que vous cabotiez à travers ces mers en quête d’une terre. Comment cela se concilie-t-il avec votre histoire ? Nous n’aimons pas les espions.
— Nous venions du nord après avoir traversé les terres entre cet océan et le nôtre.
Barlennan n’avait pas le temps de trouver un mensonge convaincant, bien qu’il réalisât que la vérité avait des chances d’être incroyable. L’expression de Reejaaren montra qu’il avait raison.
— Votre navire a été visiblement construit avec de gros outils, que vous n’avez pas avec vous. Cela exige un chantier naval et il n’en existe pas au nord, sur cet océan. Voudriez-vous me faire croire que vous l’avez démonté et traîné à travers autant de terres ?
— Oui.
Barlennan pensait voir un moyen de s’en sortir.
— Comment ?
— Comment volez-vous ? Certains jugeraient que c’est encore plus difficile à croire.
La question n’était pas tout à fait aussi bonne que Barlennan l’espérait, à en juger par la réaction de l’interprète.
— Je suis sûr que vous n’attendez pas de moi la divulgation de ce secret. Des maraudeurs, nous pouvons les tolérer, mais les espions relèvent d’un traitement beaucoup plus sévère.
Le capitaine se rattrapa du mieux qu’il put.
— Aussi ne m’attendais-je pas à ce que vous me le disiez ! Je faisais simplement remarquer, avec autant de tact que possible, que peut-être vous n’auriez pas dû me demander comment nous avions franchi l’obstacle des terres.
— Oh ! mais je le devais … et c’est nécessaire ! Il ne semble pas que vous ayez encore pris conscience de votre situation, étranger. Ce que vous pensez de moi n’a pas d’importance, mais ce que je pense de vous compte énormément. Pour dire les choses simplement, il faudra que vous me convainquiez de votre innocence si vous désirez repartir d’ici.
— Mais quel mal pourrions-nous vous faire ? L’équipage d’un seul vaisseau … Pourquoi nous craindriez-vous autant ?
— Nous ne vous craignons pas !
La réponse était nette et énergique.
— Le tort que vous pourriez nous causer est évident : une personne, pour ne rien dire d’un équipage, pourrait emporter des informations que nous ne voulons pas divulguer. Nous savons, évidemment, que des barbares ne pourraient pas apprendre le secret de voler, à moins qu’il ne leur soit expliqué avec un grand soin, c’est pourquoi votre question m’a fait rire. Pourtant, vous devriez faire plus attention.
Barlennan n’avait entendu personne rire, et il commençait à se faire une bonne idée de l’interprète et de sa race. Une demi-vérité qui ressemblerait à de la soumission de sa part serait sans doute la meilleure chose à faire.
— Nous avons bénéficié de beaucoup d’aide pour tirer le vaisseau à travers les terres, dit-il d’un ton maussade.
— Des Jeteurs de Rocs et des Riverains ? Vous devez disposer d’une langue remarquablement persuasive. Nous n’avons jamais reçu d’eux que des projectiles.
Au grand soulagement de Barlennan, Reejaaren ne poursuivit pas plus loin sur le sujet. Il revint à des questions plus immédiates.
— Ainsi, vous désirez faire du commerce avec nous, maintenant que vous êtes ici. Qu’avez-vous à échanger ? Et je suppose que vous voudriez vous rendre à l’une de nos villes ?
Barlennan sentit le piège et répondit en conséquence.
— Nous pouvons faire du commerce ici ou n’importe où, à votre choix, mais nous préférerions ne pas nous éloigner plus de la mer. Tout ce que nous avons à rendre pour le moment est une cargaison de vivres en provenance de l’isthme, dont vous avez sans doute déjà de grandes quantités grâce à vos machines volantes.
— On peut toujours vendre des vivres, répliqua l’interprète sans se compromettre. Seriez-vous disposé à des échanges avant de vous rapprocher de la mer ?
— Si nécessaire, comme je l’ai dit, bien que je ne voie pas pourquoi ce serait nécessaire. Vos machines volantes pourraient nous rattraper avant que nous soyons bien loin, si nous tentions de quitter la côte sans votre permission, n’est-ce pas ?
Peut-être Reejaaren avait-il abandonné ses soupçons à ce moment-là, mais la dernière question les raviva très fortement.
— Peut-être, peut-être, mais ce n’est pas à moi de le dire. Marreni décidera, bien entendu, quoique j’aie l’impression que vous feriez aussi bien d’alléger votre navire ici même. Il y aura de toute façon les redevances portuaires, évidemment.
— Redevances portuaires ? Mais ceci n’est pas un port, et je n’ai pas abordé de mon plein gré : j’y ai été projeté par la mer.
— Quoi qu’il en soit, les bateaux étrangers doivent payer ces redevances. Je pourrais ajouter que leur montant est déterminé par l’Officier des Ports Extérieurs, et que l’impression qu’il aura de vous proviendra de moi-même. Un peu plus de courtoisie serait de mise.
Barlennan refréna sa colère avec peine, mais admit à haute voix que l’interprète disait la vérité la plus vraie. Il le dit avec des circonlocutions qui, en apparence, adoucirent l’individu jusqu’à un certain point. En tout cas, celui-ci partit sans plus de menaces, visibles ou implicites.
Deux de ses compagnons le suivirent, l’autre demeura. L’équipe d’un autre planeur saisit rapidement les deux cordages attachés à la structure amovible et tirèrent. Les cordes s’étendirent d’une façon incroyable, jusqu’à ce que leurs crochets soient assujettis à un arrêt planté dans le nez du planeur. L’avion fut alors lâché et les cordages se contractèrent jusqu’à leur longueur normale, propulsant le planeur dans les airs. Instantanément, Barlennan ressentit un invincible désir d’obtenir de cette corde plastique. Il alla jusqu’à l’exprimer, et Dondragmer sympathisa. Il avait entendu toute la conversation et sympathisait aussi avec les sentiments de son capitaine envers le linguiste de l’Officier des Ports Extérieurs.
— Vous savez, Barl, je crois que nous pourrions remettre ce gars à sa place. Si on essayait ? …
— J’adorerais le faire, mais je ne pense pas que nous puissions nous offrir le luxe de le rendre fou furieux avant d’être très très loin d’ici. Je ne tiens pas à ce que lui ou ses amis lâchent leurs épieux sur le Bree , maintenant ou jamais.
Читать дальше