La mer était hors de vue par-delà les collines. La forme affaissée d’un monstre marin de sept mètres de long, échouée de l’autre côté du ruisseau, illustrait trop bien l’impuissance de l’Expédition Gravité.
Une bonne partie de ce qui venait de se produire avait été observée depuis Toorey. Les appareils de radio, comme la plupart des choses importantes qui étaient sur le pont du Bree, étaient restés assujettis à leur place. Il n’y avait rien eu de bien discernable, évidemment, pendant que le vaisseau tournoyait dans le bref maelström, mais sa situation présente était tristement claire. Aucun des hommes, dans la salle des communications, ne put trouver de parole réconfortante.
Les Mesklinites avaient de même peu à dire. Ils étaient habitués à voir leurs vaisseaux s’échouer, car cela arrivait fréquemment à la fin de l’été et en automne, lorsque les mers reculaient sous leur latitude. Mais ils n’avaient pas l’habitude de voir survenir ceci aussi vite ni qu’une barrière aussi élevée se dresse entre eux et l’océan. Barlennan et son premier officier, faisant l’inventaire de la situation, ne trouvèrent pas grand-chose dont ils pussent se montrer satisfaits.
Ils avaient des vivres en suffisance, bien que tout ce qui se trouvait dans le canoë eût disparu. Dondragmer saisit l’occasion pour montrer la supériorité des radeaux, négligeant de mentionner que les marchandises du canoë avaient été attachées avec moins de soin, ou pas attachées du tout, de par une confiance mal placée dans le fait que l’embarcation offrait un bordage élevé. Le petit bateau lui-même était toujours au bout de son amarre, et toujours intact. Le bois dans lequel il était creusé partageait l’élasticité des plantes basses des plus hautes latitudes. Le Bree lui-même, construit en matériaux semblables bien que moins souples, était aussi peu endommagé. Mais l’aventure eût été différente s’il y avait eu beaucoup de rocs sortant du mur de la vallée circulaire. Le vaisseau était resté dans la bonne position, grâce à sa construction … Barlennan admit le fait sans attendre que son officier le lui signale. En somme, on ne se plaignait pas du manque de vaisseau ni de vivres, mais du manque d’un océan sur lequel flotter.
— Le plus sûr serait de le démonter, comme nous l’avons déjà fait, et de le transporter par-dessus les collines. Elles ne sont pas très abruptes, et il n’y a toujours pas assez de poids pour nous gêner.
Barlennan avait lancé cette suggestion après mûre réflexion.
— Vous avez sans doute raison, capitaine. Mais ne gagnerions-nous pas du temps en ne séparant les radeaux que dans le sens de la longueur, de façon à obtenir des files de radeaux de la longueur du bateau ? Nous pourrions les porter ou les tirer jusqu’à la rivière, et il est certain qu’elles flotteraient avant que nous n’arrivions très loin en aval.
C’était Hars, de nouveau en possession de toutes ses facultés après sa rencontre avec le rocher.
— Cela m’a l’air prometteur. Hars, pourquoi n’irais-tu pas voir à partir d’où il y a assez de fond ? Les autres peuvent commencer à détacher les radeaux selon l’idée de Hars, en déchargeant ce qui doit l’être. Une partie de la cargaison risque d’interférer avec les liens.
— Je me demande, dit Dondragmer à personne en particulier, si le temps est toujours trop mauvais pour ces machines volantes ?
Barlennan jeta un coup d’œil en l’air.
— Les nuages sont toujours bas et le vent fort, dit-il. Si les Volants ont raison — et il y a des chances pour qu’ils sachent ce dont ils parlent — le temps est encore trop mauvais. Toutefois, cela ne nous fera pas de mal de surveiller le ciel à l’occasion. J’espère que nous en verrons de nouveau une.
— Une, je serais d’accord moi-même, dit l’officier sèchement. Je suppose que vous voulez ajouter un planeur au canoë. Je peux déjà vous dire que si, à la dernière extrémité, je monterais dans le canoë, le jour où je grimperai dans une de ces machines volantes sera un matin calme d’hiver avec les deux soleils dans le ciel.
Barlennan ne répondit pas. Il n’avait pas vraiment pensé ajouter un planeur à sa collection, mais l’idée même l’attirait. Quant à voler là-dedans, eh bien … pour aussi changé qu’il fût, il y avait des limites !
Les Volants signalèrent que le temps s’éclaircissait, et avec obéissance les nuages s’allégèrent les jours suivants. Malgré des conditions de vol bien meilleures, peu de membres de l’équipage pensèrent à surveiller le ciel. Tous étaient trop occupés. Le plan de Hars s’était montré praticable, le lit étant assez profond pour les radeaux à quelques centaines de mètres vers la mer et assez large pour un seul radeau à peine plus loin. Barlennan avait déclaré que le poids additionnel n’aurait pas d’importance, mais c’était faux : chaque objet pesait deux fois plus que lorsqu’ils avaient quitté Lackland, et ils n’avaient pas l’habitude de soulever quoi que ce fût. Pour aussi puissants qu’ils fussent, la nouvelle gravité mettait à l’épreuve leur capacité de porter à tel point qu’il fut nécessaire de décharger les radeaux avant que la file des petites plates-formes puisse être en partie portée et en partie traînée vers la rivière. Dès qu’elle fut partiellement immergée, la tâche s’en trouva facilitée. Et lorsqu’une équipe eut élargi à la pioche les rives jusqu’au plus près de l’endroit où le Bree s’était échoué, le travail devint presque facile. Il ne s’écoula pas beaucoup de centaines de jours avant que la longue et étroite bande de radeaux, rechargée, fût halée une fois de plus vers la mer.
Les machines volantes firent leur apparition juste après l’entrée du vaisseau dans la partie de la rivière où les rives étaient le plus escarpées, peu avant qu’elle ne se jette dans le lac. Karondrasee fut le premier à les voir. Il était à bord à ce moment, préparant le repas pendant que les autres tiraient, et il était plus libre d’observer qu’eux. Son hululement d’alarme réveilla les Terriens et les Mesklinites, mais les premiers ne purent pas voir l’approche des visiteurs car les appareils de télévision n’étaient pas dirigés vers le ciel.
Barlennan, lui, vit tout très clairement. Il y avait huit planeurs, volant très près les uns des autres bien que ce ne fût pas à proprement parler une formation serrée. Ils arrivaient tout droit, suivant le courant ascendant du côté sous le vent de la petite vallée jusqu’à se trouver presque au-dessus du bateau. Alors ils altérèrent leur course pour passer devant. Et comme chacun d’eux piquait, il lâcha un objet, tourna et revint vers le côté sous le vent pour regagner son altitude primitive.
Les objets qui tombaient étaient assez visibles. Chaque marin put voir qu’il s’agissait d’épieux, très semblables à ceux que les habitants du fleuve avaient employés, mais avec un bout beaucoup plus lourd. Un instant, la vieille terreur des objets qui tombent menaça de plonger l’équipage dans l’hystérie, et puis ils virent que les projectiles n’allaient pas les atteindre, mais tomber à quelque distance d’eux, en avant. Quelques secondes plus tard les planeurs piquèrent de nouveau, et les marins se tapirent en prévision d’un tir mieux réussi. Mais les épieux tombèrent à peu près au même endroit. Au troisième passage, il était évident que leur but était délibéré et enfin le dessein devint apparent. Chaque projectile était tombé dans le lit encore étroit de la rivière et avait pénétré de plus de moitié dans le fond d’argile dure. Après le troisième passage, deux douzaines de poteaux formés par le corps des épieux bloquaient efficacement le passage du navire vers l’aval.
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