— Tout cela est peut-être vrai, mais ne nous intéresse pas pour le présent, répliqua Barlennan avec quelque impatience. Qu’allons-nous faire exactement avec ce monstre ? L’arme avec laquelle vous avez brisé le rocher le tuerait probablement, mais risquerait de ne pas laisser assez de viande utilisable. Mais si nous y allons avec nos filets, nous serons trop près de lui pour que vous osiez tirer si nous avons des ennuis.
— Vous pensez utiliser vos filets sur un être de cette taille ?
— Certainement. Ils tiendraient le coup, j’en suis sûr, si nous parvenions à en envelopper la bête. L’ennui est que ses pattes sont trop grosses pour passer à travers les mailles, et notre tactique habituelle d’immobiliser ainsi les animaux ne vaudrait rien ici. Il nous faudrait lui entourer le corps et les membres d’une façon ou d’une autre, et puis refermer solidement les filets.
— Vous avez une méthode en tête ?
— Non … et nous n’aurions pas assez de temps pour préparer quelque chose de ce genre. Il sera là dans un instant.
— Descendez et décrochez le traîneau. Je vais faire avancer la chenillette et occuper la bête un moment, si vous voulez. Et si vous vous décidez à la piéger et en arrivez à avoir des ennuis, vous devriez tous pouvoir sauter à l’écart avant que je n’utilise le canon.
Barlennan suivit la première partie de la suggestion sans hésiter ni discuter. Il se laissa glisser de l’arrière du pont pour détacher d’un seul mouvement habile le crochet qui maintenait le câble de remorque à la chenillette. Lançant un hululement pour signaler à Lackland que la chose était faite, il sauta à bord du Bree et donna rapidement à son équipage des détails sur la nouvelle situation. Ils pouvaient s’en rendre compte par eux-mêmes lorsqu’il eut fini, car le Volant avait déplacé son appareil en avant et sur un côté, découvrant le grand animal. Ils regardèrent un instant avec un grand intérêt, quelque ahurissement, mais aucune crainte digne d’être mentionnée, pendant que le véhicule manœuvrait face à son homologue vivant.
La créature s’arrêta au moment où la machine reprenait sa marche en avant. Sa tête s’abaissa jusqu’à un mètre environ du sol et le long cou se balança aussi loin que possible, d’abord d’un côté et puis de l’autre, pendant que les multiples yeux envisageaient la situation sous tous les angles possibles. Elle ne prêta nulle attention au Bree, soit qu’elle ne parvînt pas à remarquer les petits mouvements de l’équipage, soit qu’elle regardât la chenillette comme un problème plus pressant. Lorsque Lackland se dirigea vers un de ses flancs, elle détourna son corps gigantesque pour continuer à lui faire face. Un instant le Terrien pensa la tourner de cent quatre-vingts degrés pour qu’elle regarde dans la direction opposée au bateau. Mais il vit que ceci mettrait le Bree sur sa ligne de feu s’il devait utiliser le canon, et il arrêta sa manœuvre d’encerclement lorsque le traîneau échoué fut à la droite du monstre. De la sorte, il lui serait aussi facile de voir les marins se déplacer que s’ils avaient été en face.
Une fois de plus il se dirigea vers l’animal. Celui-ci s’était accroupi, le ventre au sol, quand il avait arrêté son mouvement tournant. Il se leva de nouveau sur ses nombreuses pattes, et ramena la tête en arrière, presque engoncée dans son tronc énorme, en ce qui était apparemment un geste de protection. Lackland stoppa encore, saisit une caméra, et prit plusieurs photographies de la créature. Puis, comme elle ne semblait pas prête à se ruer à l’assaut, il se contenta de la regarder une minute ou deux.
Son corps était un peu plus gros que celui d’un éléphant terrestre. Sur la Terre, elle aurait pesé huit ou dix tonnes. Le poids était distribué à peu près également sur ses dix paires de pattes, très courtes, et d’une énorme épaisseur. Lackland doutait fort que la créature puisse se mouvoir beaucoup plus vite qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors.
Après une ou deux minutes d’attente, la créature commença à s’agiter. Sa tête avança un peu et se mit à se balancer d’avant en arrière comme si elle cherchait d’autres ennemis. Lackland, de crainte que son attention se fixe sur le Bree sans défense et sur son équipage, fit avancer la chenillette d’un mètre. Son adversaire reprit promptement une attitude défensive. Ce jeu se répéta plusieurs fois, à des intervalles de plus en plus rapprochés. Les feintes durèrent jusqu’à ce que le soleil plonge à l’ouest, derrière une colline. Au moment où le ciel s’obscurcissait, Lackland, ne sachant si la bête pourrait ou voudrait engager un combat de nuit, modifia la situation en allumant toutes les lumières de la chenillette. Ceci empêcherait sans doute la créature de voir quoi que ce soit dans l’obscurité environnante, même si elle avait envie d’affronter ce qui, pour elle, devait représenter des conditions aussi nouvelles qu’étranges.
Il était sûr en tout cas qu’elle n’aimait pas la lumière. Elle cilla plusieurs fois lorsque le projecteur principal se planta dans ses yeux, et Lackland put voir les grandes pupilles se contracter. Puis, avec un sifflement plaintif qui s’engouffra dans le micro du toit et fut transmis clairement à l’homme, elle avança pesamment d’un ou deux mètres et frappa.
Lackland n’avait pas réalisé qu’elle était si proche … ou, plus exactement, qu’elle pouvait l’atteindre de si loin. Le cou, plus long encore qu’il ne l’avait d’abord estimé, se développa de toute sa longueur, portant la tête massive en avant et un peu sur le côté. Lorsqu’elle arriva à bout de course, la tête fit un léger écart et revint comme une gifle. L’une des grandes défenses résonna d’une façon assourdissante contre le blindage de la chenillette et le projecteur principal s’éteignit. Un autre sifflement plus aigu fit penser à Lackland que le courant du projecteur avait été court-circuité jusqu’au blindage à travers une partie de la tête du monstre. Mais il n’allait pas perdre son temps à analyser cette éventualité. Il recula hâtivement tout en coupant les lumières de la cabine. Il ne voulait pas que l’une de ses défenses frappe un des hublots avec la force dépensée à l’instant sur le blindage supérieur. Maintenant, les seuls phares, disposés bas au-devant du véhicule bien protégé par le blindage, illuminaient la scène. L’animal, encouragé par la retraite de Lackland, avança en cahotant et frappa un des phares. Le Terrien n’osait pas les éteindre car cela l’aurait rendu complètement aveugle. Il lança par radio un appel frénétique.
— Barl ! Allez-vous utiliser vos filets, oui ou non ? Si vous n’êtes pas prêts à agir, je vais devoir me servir du canon contre cette bête, viande ou pas. Vous devrez alors demeurer à l’écart : elle est si près que des explosifs mettraient ma machine en danger. Je devrai donc employer des balles incendiaires.
— Les filets ne sont pas prêts, mais si vous l’attirez encore de quelques mètres, elle sera sous le vent du bateau et nous pourrons nous en occuper d’une autre façon.
— Très bien.
Lackland ne savait pas ce que pouvait être cette autre façon, et il avait plus qu’un léger doute sur son efficacité, quelle qu’elle soit. Mais du moment que la retraite faisait l’affaire du capitaine, il était prêt à coopérer. Il ne lui vint pas un instant à l’esprit que l’arme de Barlennan pourrait mettre en péril la chenillette. Et, en toute honnêteté, cela ne frappa sans doute pas Barlennan non plus. Le Terrien, à force de reculs rapides et répétés, évita à son blindage la plupart des coups de défenses. Le monstre ne semblait pas avoir assez d’intelligence pour prévoir ses mouvements. Deux ou trois minutes d’esquive satisfirent Barlennan.
Читать дальше