Francis Carsac - La vermine du lion

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Téraï Laprade est un géant sportif, avec l’esprit aussi développé que le corps puisqu’il est géologue de profession et auteur d’une brillante thèse. Mais n’allez pas croire qu’il pourrait être recruté pour représenter le surhomme idéal d’une quelconque « race » humaine : il est métis d’au moins quatre populations très différentes, et fier de l’être. Il est aussi le propriétaire (ou le frère, ou l’ami) d’un lion génétiquement amélioré, unique en son genre depuis que des fanatiques ont détruit le laboratoire des parents de Laprade et assassiné ceux-ci. Employé par le Bureau International des Mines, agence gouvernementale un peu trop puissante et habituée à obtenir ce qu’elle veut, même s’il faut passer quelques indigènes au rouleau compresseur pour cela, il va découvrir jusqu’où peuvent aller ses patrons pour quelques grammes de métal en plus... Et sur Eldorado, il va basculer définitivement du côté des indigènes, même s’il doit pour se faire s’opposer à sa propre espèce…

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Il la saisit, l’embrassa violemment.

— Dépêchez-vous, il va pleuvoir, vous seriez trempée ! Je vous téléphonerai de temps en temps !

Il disparut au coin de la rue avant qu’elle n’ait pu dire un mot.

La bataille faisait rage depuis cinq heures. Le mur d’enceinte des usines portait de larges brèches, là où les canons de Téraï avaient frappé, mais les défenseurs tenaient bon, et plus d’un cadavre, homme, Kénoïte ou Ihambé gisait dans les rues voisines. Une épaisse colonne de fumée montait d’ateliers en feu, là où s’était déversé le métal en fusion des hauts fourneaux crevés. Du côté de l’astroport, le croiseur planait à faible hauteur au-dessus des carcasses à demi fondues des transports, et le crépuscule, de temps en temps, se trouait du rayon blême des fulgurateurs lourds. Téraï, sur la terrasse qui lui servait de poste de commandement reposa ses jumelles.

— Des renforts à gauche, Ooknu, dit-il à l’officier kénoïte qui était à ses côtés. Notre ligne y est trop mince, à la nuit tombée l’ennemi pourrait faire une sortie et crever notre front. Ah, si seulement j’avais un ou deux tanks ! Qu’y a-t-il ?

Un messager venait d’arriver.

— Le commandant du croiseur voudrait te parler, maître ! Et on a vu Eenko rôder avec quelques-uns de ses suivants dans la ville.

Téraï fronça les sourcils. Que venait faire ici le vindicatif Ihambé ?

— Soit ! dis au commandant que je vais descendre le voir. Envoie une patrouille surveiller Eenko. Mais souviens-toi qu’il m’appartient !

Silver l’attendit au rez-de-chaussée, porté sur une civière par quatre astronautes. Douze hommes l’escortaient, en armes. Il se souleva sur un coude.

— Tu as gagné, Téraï. Je suis obligé de déclarer la quarantaine ! Eldorado est perdu pour le BIM. J’espère qu’il ne sera pas perdu pour la Fédération humaine !

— La Fédération humaine ?

— Ce qui, nous l’espérons, remplacera l’empire, dans quelques années. Peut-être avais-tu raison, peut-être était-il nécessaire qu’un conflit violent éclate. Flandry, que je viens de voir, prétend que c’était indispensable. Je crois en effet que bien des yeux vont s’ouvrir, sur Terre, aux nouvelles d’Eldorado ! Arrête maintenant cette bataille qui devient inutile. La preuve est faite que tu as les indigènes avec toi. Et donne-moi les documents dont tu m’as parlé. Avec eux, peut-être la quarantaine ne devra-t-elle pas durer dix ans !

— Les microfilms originaux sont dans ma grotte, au village ihambé, mais en voici copie. Quant à la Fédération humaine… peut-être. Nous attendrons de voir comment elle va se dessiner. Arrêter la bataille ? Moi, je veux bien, encore faudrait-il que les autres acceptent !

— Ils accepteront si tu leur promets la vie sauve et si je m’en porte garant.

— Soit. Je donne l’ordre de cesser le feu. Au revoir, Jack, et merci !

Il monta au dernier étage où Flandry le rejoignit. Peu à peu, par secteurs, les coups de feu cessèrent. Le soir était maintenant tombé, et les incendies illuminaient le voile bas de fumée qui planait sur la vile.

Phares allumés, drapeau blanc déployé, une voiture portant Silver disparut sous une des portes intactes de l’enceinte.

— Alors, Téraï, victorieux ! Quelle impression cela donne-t-il de changer la destinée d’un monde ? demanda Flandry. Et qu’allez-vous faire maintenant ?

— Beaucoup de lassitude ! Ce que je vais faire ?

Il eut un rire bas, amer.

— Essayer d’éviter les erreurs faites sur Terre, et ce ne sera pas facile. Il y a sur ce monde une énorme quantité de tribus ou d’amorces d’empires, qui n’ont jamais été en contact avec les Terriens, sont jaloux de leur indépendance, se haïssent cordialement, etc. ! Je vais essayer de les unifier, avant que, le progrès technique aidant, leurs guerres ne deviennent trop meurtrières. J’ai heureusement un bon noyau, l’empire de Kéno, fort et pacifique.

— Et vous allez essayer de conquérir le reste du continent, pour commencer ?

— Grand Dieu non ! La vieille méthode chinoise ! l’impérialisme culturel ! Mais j’aurai du mal.

Il soupira.

— Ce n’est pas dix ans de quarantaine, qu’il faudrait, mais deux ou trois cents ans ! Si seulement on voulait nous laisser tranquilles ! Mais à peine la quarantaine finie… Enfin, nous verrons. Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Réintégrer la Garde stellaire, je suppose. Pas passionnant, mais c’est le seul jeu en ville, comme disent les Américains. Je viendrai vous voir de temps en temps, et si vous avez besoin d’un coup de main…

— Je m’en souviendrai. Je vais téléphoner à Stella, maintenant, lui apprendre la bonne nouvelle. Voulez-vous vous occuper de faire rétablir l’éclairage des rues, je vous prie ?

Il essaya d’avoir la communication, mais à l’autre bout l’appareil sonnait dans le vide. Fou d’inquiétude, il se rua au-dehors, courut vers sa maison, sous la pluie.

Stella avait attendu, impatiente, dans la cave blindée. Joseph, le garde que Téraï lui avait donné, se tenait à l’entrée, et de temps en temps lui communiquait les nouvelles qu’il avait de la bataille, au hasard d’un combattant passant dans la rue. Poliment, mais fermement, il l’avait empêchée de sortir.

— Attendez ici, miss. C’est trop dangereux là-haut, et s’il vous arrivait quelque chose, Téraï m’écorcherait vif ! Les obus tombent tout autour !

Deux fois, Téraï lui avait téléphoné quelques brefs mots d’espoir. Puis pendant plusieurs heures, le silence. Elle s’impatienta, essaya de le joindre, en vain. Il n’était plus au même endroit, et la personne de garde au téléphone ignorait où il était. Elle prit des livres, les feuilleta sans arriver à les lire. Une explosion plus violente secoua la maison, et elle entendit au-dessus d’elle un bruit d’effondrement. Elle se précipita dans l’escalier, appelant Joseph. Nul ne répondit.

L’obus avait frappé le premier étage, et des gravats encombraient le couloir. Sur le pas de la porte, Joseph gisait, la tête fracassée par un éclat. Elle hésita un moment, écouta : tout était calme, les coups de feu avaient cessé. Elle redescendit, essaya encore une fois de joindre Téraï au téléphone. Il n’y avait plus personne à l’autre bout du fil. Alors, trop inquiète pour réfléchir, elle prit un pistolet mitrailleur au râtelier d’armes, vérifia le chargeur, et sortit.

Le choc la rejeta en arrière. Elle pencha la tête vers la douleur qui montait de sa poitrine, regarda sans comprendre la longue hampe de la flèche qui sortait de sous son sein gauche, croula à terre. Elle eut le temps d’entrevoir la face ricanante d’Eenko penchée sur elle, puis sombra dans la nuit.

C’est ainsi que Téraï la trouva quelques minutes plus tard, pliée en deux sur le pas de la porte, la face tournée vers le ciel. Quelques gouttes de pluie coulaient lentement sur ses joues, comme des larmes.

EPILOGUE

L’armée revenait vers le pays ihambé, longue file d’hommes et de véhicules sur lesquels étaient entassés les armes, le butin, les femmes et les enfants des prospecteurs, des ouvriers et des quelques ingénieurs qui avaient choisi de rester sur Eldorado pendant la quarantaine. Le convoi ondulait comme une immense chenille entre les bosquets, parfois caché par les hautes herbes de la steppe, chenille d’où émergeait deçà, delà, la haute silhouette d’un bishtar de bât, grommelant dans ses trompes. Téraï marchait en tête, sans rien voir, dans un silence rompu seulement, quand il était nécessaire, par des ordres brutaux. Il marchait, intérieurement immobile depuis qu’ils avaient couché Stella dans son cercueil d’or, au sommet de la colline dominant Port-Métal, près de la tombe de Léo. Pendant des jours, hommes et bulldozers avaient travaillé, portant des pierres, poussant la terre, et maintenant ils gisaient tous deux sous un tumulus immense, plus haut qu’aucun de ceux que, dans la nuit des temps oubliés de la Terre, les tribus barbares avaient accumulés sur leurs chefs morts.

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