— Nous avons le temps. Dormez, vous en avez besoin.
— Non, je n’ai plus sommeil. Il faut que je vous dise tout.
— Soit. Parlez.
— Ils ont un plan effroyable, Téraï. Vous aviez raison. Il faut les arrêter à tout prix. Mon père et mon frère ! Comment ont-ils pu en arriver là ? Un génocide ! Et moi, moi qui ai joué leur jeu, comme une imbécile, leur ai servi d’outil contre vous ! Jamais je ne me pardonnerai mon aveuglement ! Enfin, voici ce qu’il en est. Avez-vous entendu parler de l’Hypnon 8 ?
— Oui, un calmant nerveux, n’est-ce pas ?
— C’est ça. Eh bien, un de leurs biologistes a découvert que, chez les Eldoradiens, l’Hypnon 8 non seulement détruit tout esprit d’initiative, mais encore produit une accoutumance, comme la morphine pour nous, et les rend stériles dans 90 % des cas. Ils ont expérimenté sur quelques dizaines d’indigènes qu’ils ont transportés sur Tikhana, au mépris des lois.
— Bon, on pourra comme ça les coincer, et…
— Ils sont tous morts, bien sûr ! Pas de traces !
— Et le BIM pense réussir à intoxiquer toute la population de cette planète ? Cela me paraît difficile. Les indigènes n’ont aucune raison de prendre de l’Hypnon 8.
— Aussi ne leur sera-t-il pas présenté sous cette forme ! Les Eldoradiens raffolent de café, n’est-ce pas ?
— Certes ! C’est même la seule chose qu’on m’ait jamais volée, que ce soit chez les Ihambés ou à Kéno.
— Eh bien ! le BIM, après s’être débarrassé de vous, d’une manière ou d’une autre, annoncera un grand changement de politique, et pour bien marquer sa bienveillance envers les indigènes, distribuera largement du café à tous les points possibles de ce monde. Ils feront ainsi coup double : d’une part, les indigènes, pour se procurer le café additionné de Hypnon 8 seront prêts à toutes les bassesses, d’autre part, la population diminuera considérablement à la suite d’une « épidémie inconnue », laissant le champ libre à l’importation de colons.
— Mais l’opinion publique, sur Terre, ne laissera jamais s’accomplir ce crime !
— Vous êtes naïf, Téraï ! Qui le lui dira ? Qui pourra jamais le prouver ? Le BUX aura assez à faire à ce moment-là à se défendre contre des accusations soigneusement montées, avec preuves à l’appui, fausses, bien sûr ! Et, pour les quelques enquêteurs qui réussiront à venir jusqu’ici, il y aura des sacs d’excellent et pur café.
— Ouais ! Ça pourrait réussir, si je n’avais pas été averti, ou si je disparaissais. Mais comment avez-vous appris tout cela ?
— C’est une longue histoire, que je vais vous résumer, Téraï. Quand je suis venue sur Eldorado, je vous détestais. Vous étiez pour moi l’obstacle au rêve grandiose de mon père, un univers appartenant à l’homme. Par idéalisme vous mettiez des bâtons dans les roues du BIM, qui, lui, travaillait pour le bien-être de tous les Terrestres…
— Vous ne vous êtes jamais demandée s’il travaillait aussi pour le bien-être des habitants des mondes qu’il exploitait ?
— Je le croyais, Téraï. Sur Terre, avec toutes ses fautes, le colonialisme avait en fin de compte profité aux peuples colonisés, les éveillant à la vie moderne, faisant éclater, ne serait-ce que par leur révolte au 20 esiècle, des structures périmées…
Téraï eut un sourire ironique.
— Et détruisant sans merci toutes les valeurs qui ne lui étaient pas utiles ! Enfin, passons. Il y a eu en effet quelques bons côtés à la colonisation. Mais je ne me sens le droit d’en convenir que parce que je mêle dans mes veines le sang des colonisés à celui des colonisateurs.
— Je suis donc arrivée sur Eldorado prévenue contre vous. Mon premier contact avec vous n’a pas été pour me faire changer d’avis : brutal, insolent, orgueilleux, vaniteux, cynique et meurtrier…
— Le parfait métis, hein ?
— Laissez-moi achever, Téraï. Et aussi brave jusqu’à la folie, généreux et sensible, créant à votre égard une loyauté extraordinaire bien supérieure à tout ce que peut développer un simple chef de bande. En plus, remarquablement intelligent, et extraordinairement compétent dans votre métier…
— Et vous avez pensé que ces traits favorables venaient de ce que j’avais un quart de sang blanc…
— Taisez-vous ! Vous êtes impossible. Non, je n’ai pas pensé cela. J’ai été déconcertée. Je n’arrivais pas à vous classer dans une catégorie. Puis nous sommes partis chez les Ihambés, et en chemin vous m’avez sauvé plusieurs fois la vie, alors que vous soupçonniez que je venais pour vous nuire.
— Rappelez-vous : le Microraptor ferox. Vous étiez trop jolie pour que je vous laisse périr.
— Petit à petit, j’ai changé d’avis à votre sujet. J’ai essayé de comprendre votre point de vue. J’ai lutté contre la sympathie que vous m’inspiriez de plus en plus. Le tournant décisif a été cette larme cachée que vous avez versée sur la tombe de Gropas. A ce propos, est-ce vous l’anonyme qui a envoyé 30 000 dollars à sa mère pour qu’elle puisse élever ses frères et sœurs ? J’ai longtemps cru que c’était le BIM, mais j’ai eu la preuve du contraire : ils n’ont donné que six mois de salaire !
— Oui, c’est moi. Le pauvre type ne méritait pas de crever comme ça, pour des salauds. Il avait de l’étoffe, ce petit, même s’il me haïssait.
— Puis il y a eu le séjour ici, chez les Ihambés, votre bataille contre le tigre et ce soir de la danse des trois Lunes. Je n’ai plus su que penser. Que vouliez-vous ? Quels étaient vos sentiments à mon égard ? Parfois, je sentais en vous un tel mépris pour moi, et d’autres fois, il me semblait que vous aviez… de l’amitié…
— Je n’en savais trop rien moi-même, Stella.
— Et pendant tout ce temps, j’hésitais. Le BIM, que dirigeait mon père, ne pouvait être ce monstre que vous me décriviez, et d’autre part je sentais votre sincérité, et je rougissais des films que je prenais en cachette, et qui seraient une arme contre vous et ceux que vous protégiez. Et il y avait aussi Laélé…
— N’en parlez pas, Stella, je vous en prie. Ça, vous ne le comprendrez jamais !
— Peut-être… J’étais presque passée de votre côté, quand, à Kintan, je vous ai vu torturer des prisonniers, les faire massacrer !
— Et que vouliez-vous que je fasse d’autre ! Peut-être ai-je eu tort, mais je suis seul, seul contre les ressources infinies du BIM ! Seul contre la Terre, ou presque, puisque le BUX est pratiquement impuissant, et que le gouvernement ne compte guère. Oh, je sais. J’ai commis des fautes de tactique. Je ne suis pas un général, Stella, ni un politicien ! Dans cette guerre sournoise, je ne suis qu’un amateur, qui pare les coups comme il peut, et les porte de la même manière, même si c’est en dessous de la ceinture ! Je ne suis pas un dieu, ni un génie politique ! Je me suis trompé, et peut-être je me trompe encore, maintenant. Si cela est, je le paierai cher, et mes amis aussi, mais je ne vois rien d’autre à faire !
— Quoi qu’il en soit, quand je me suis embarquée pour la Terre, j’étais résolue à poursuivre le plan pour lequel j’étais venue ici sous un déguisement de journaliste. J’avais des documents qui, sans trop les trafiquer, montreraient les indigènes sous un jour défavorable. Cependant, j’userais de toute mon influence auprès de mon père pour que, une fois la charte large accordée, les indigènes soient traités humainement. Et je lui suggérerais de vous mettre en charge de cette planète, pour appliquer notre politique, si vous acceptiez. Sinon, de vous ménager.
— C’est donc pour ça qu’il m’a offert… Au fait, le jour même où vous vous êtes évadée. Mais pourquoi vous séquestraient-ils, puisque vous étiez résolue à les aider ?
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