Et elle y prenait plaisir, rougissant comme une collégienne, se trémoussant, le visage rayonnant, prête à se jeter sur lui. Il était manifeste que ces deux-là étaient en train, à la barbe d’Enron, de convenir de quelque chose. C’est aussi ce que l’Israélien semblait penser. Son front plissé était extrêmement expressif. Puis Isabelle intervint, entraînant Enron au fond de la pièce. Fidélité envers son amie, supposa Carpenter. Écarter l’Israélien afin de permettre à Jolanda de tendre ses filets ; même si Farkas semblait plutôt désireux de s’y laisser prendre.
Enron discutait maintenant avec Nick Rhodes ; peut-être une nouvelle interview ? Jolanda s’avança vers eux. Échange de sourires entre Jolanda et Nick, étrangement intime, mais fugitif. Carpenter se remémora un certain nombre de choses que Rhodes avait dites sur Jolanda, le soir du dîner à Sausalito ; il comprit qu’elle devait avoir couché avec tous les hommes présents dans la pièce et qu’elle en était fière.
Les groupes se défaisaient et se recomposaient. Carpenter se trouva enfin face à Farkas. C’est Jolanda qui le lui amena.
— Voici notre ami Paul Carpenter, fit-elle. Je vous ai parlé de lui, vous vous en souvenez ?
Sur ce, elle leur décocha un sourire radieux accompagné d’une œillade incendiaire et s’éloigna d’une démarche ondulante en direction d’Enron.
— C’est vous qui êtes chez Samurai ? demanda l’aveugle sans préambule. Capitaine d’un remorqueur d’icebergs, si j’ai bien compris ?
— Je l’étais, répondit simplement Carpenter, stupéfait de la brusquerie de cette entrée en matière.
Il leva la tête, Farkas étant sensiblement plus grand que lui, et il fixa son regard sur la zone de peau lisse, à peine ombrée, où auraient dû se trouver les yeux.
— Un accident en mer a provoqué un petit scandale. J’ai été licencié.
— Oui, c’est ce qu’on m’a rapporté. J’avais pourtant l’impression que Samurai ne se séparait que très rarement de ses Salariés.
— Les victimes étaient des employés de Kyocera. Une enquête a eu lieu. L’affaire risquait de porter gravement atteinte à l’image de la Compagnie. On a donc estimé que je n’étais pas irremplaçable et des excuses sincères ont été adressées aux intéressés.
— Je vois, fit Farkas, ce qui, dans sa bouche, paraissait vraiment bizarre. Et maintenant ? Vous avez des projets ?
— J’envisageais d’attaquer une banque. Ou d’enlever la fille d’un Échelon Un, pour obtenir une rançon.
Farkas eut un sourire grave, comme s’il s’agissait de solutions plausibles.
— Avez-vous pensé, demanda-t-il, à prendre un nouveau départ sur l’une des stations orbitales ?
— Une possibilité à envisager, en effet.
En réalité, cela n’était pas venu à l’idée de Carpenter. Mais, oui, c’est vers l’espace que partaient tous ceux qui, sur la Terre, se trouvaient dans une impasse. Les stations orbitales ! Pourquoi pas ? Il faudrait certes trouver un moyen de s’y rendre. Il commença à tourner et retourner fébrilement cette nouvelle idée dans son esprit.
Puis il se rendit compte que Farkas continuait de parler.
— Nous venons juste de revenir de Valparaiso Nuevo. Le sanctuaire, vous savez. Cela pourrait vous intéresser. Connaissez-vous la station ?
— J’en ai entendu parler. La dernière des glorieuses républiques bananières, c’est bien cela ? Un vieux général sud-américain timbré en a fait son empire personnel et gagne des sommes colossales en vendant sa protection à ceux qui fuient la justice. Mais je ne fuis pas la justice, poursuivit Carpenter en secouant la tête. On ne m’a reconnu coupable de rien d’autre que d’avoir commis une erreur dans l’exercice de mes fonctions. Je n’ai pas reçu d’autre condamnation que la perte de mon emploi. De toute façon, je n’ai pas d’argent pour payer mon entrée.
— Non, fit Farkas, vous m’avez mal compris. Je ne voulais pas dire que vous iriez vous y réfugier, mais qu’il y aurait peut-être une occasion à saisir.
— Une occasion ? De quelle sorte ?
— De différentes sortes. Savez-vous, poursuivit Farkas d’une voix plus basse, qui se fit insinuante, presque charmeuse, que le Generalissimo don Eduardo Callaghan doit bientôt être déposé ?
Surpris, Carpenter eut un mouvement de recul.
— Vraiment ?
Cela commençait à devenir complètement fou.
— Absolument, fit Farkas avec affabilité. Ce que je viens de vous dire est la pure vérité. Un petit groupe de conspirateurs très habiles projette de mettre fin à son long règne. J’appartiens à ce groupe. Jolanda aussi, et notre ami commun, M. Enron. Il y en a encore quelques autres. Peut-être aimeriez-vous vous joindre à nous ?
— Qu’est-ce que vous racontez ? lança Carpenter, de plus en plus perplexe.
— Cela me paraît extrêmement simple. Il nous reste quelques détails à régler avec des gens de San Francisco, après quoi nous partirons à Valparaiso Nuevo et nous prendrons possession de la station orbitale. Il y aura de gros profits à tirer de la vente des réfugiés aux gouvernements qui souhaitent leur retour. Vous auriez part aux bénéfices, ce qui vous fournirait les ressources nécessaires pour commencer une nouvelle vie dans l’espace. Puisqu’il paraît évident qu’il n’y a pas d’avenir pour vous sur la Terre.
De la pure démence. Ou peut-être une forme de sadisme. Ce n’est pas ainsi qu’agissaient de vrais conspirateurs, ils ne mettaient pas dans la confidence de parfaits inconnus, sur un coup de tête. Non, non. Si Farkas débitait ces sornettes, ce n’était que pour s’amuser cruellement à ses dépens. Ou alors il était complètement fou. S’efforçant de faire le tri dans le flot de paroles apparemment délirantes, prononcées si calmement par l’homme sans yeux, Carpenter sentit la colère monter en lui.
— Vous vous fichez de moi, n’est-ce pas ? C’est une manière malsaine que vous avez de vous amuser ?
— Pas le moins du monde. Je suis on ne peut plus sérieux. Il existe une conspiration. Vous êtes invité à y prendre part.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi m’y inviter ? Pourquoi moi ?
— Appelez cela un acte gratuit, répondit posément Farkas. Un instant d’inspiration. Jolanda m’a confié que vous êtes un homme intelligent qui traverse une mauvaise passe. Qui est même désespéré. Disposé, j’imagine, à courir des risques extrêmes. Et qui ne manque ni de talents ni de compétences. Tout cela, l’un dans l’autre, me donne l’impression que vous pourriez nous être très utile. Et il me serait particulièrement agréable, acheva-t-il dans une sorte de roucoulement, de rendre service à un ami de Jolanda.
— C’est incroyable, fit Carpenter, vous ne me connaissez pas du tout. Et je ne comprends pas pourquoi vous me confiez tout cela, si tant est qu’il y ait un mot de vrai là-dedans. Je pourrais vous dénoncer. Je pourrais avertir directement la police.
— Pourquoi feriez-vous cela ?
— Pour l’argent, bien sûr.
— Bien sûr, acquiesça Farkas, mais la prise de Valparaiso Nuevo pourrait vous rapporter infiniment plus que ce que la police vous donnerait. Non, non, mon ami, la seule raison qui vous pousserait à nous trahir serait un amour abstrait de la justice. Peut-être est-ce une émotion que vous ressentez réellement, malgré vos déboires récents. Mais j’en doute fort… Dites-moi : ce que je viens de vous révéler vous intéresse-t-il en quelque manière que ce soit ?
— Je pense toujours qu’il s’agit d’une plaisanterie de mauvais goût.
— Dans ce cas, interrogez M. Enron. Interrogez Jolanda Bermudez. Elle dit que vous êtes amis. N’est-ce pas la vérité ? Je suppose donc que vous avez confiance en elle. Demandez-lui si je suis sérieux. Allez-y, monsieur Carpenter, je vous en prie : allez le lui demander.
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