Tout cela semblait totalement irréel. Une proposition extravagante qui tombait du ciel, venant de quelqu’un dont l’aspect était à peine humain. Mais qui, si ce n’était pas une blague, paraissait extrêmement tentante.
Carpenter tourna la tête vers Jolanda, au fond de la pièce. Elle avait dit la veille que Farkas serait peut-être en mesure de lui trouver quelque chose chez Kyocera, affirmation à laquelle il n’avait nullement ajouté foi. Était-ce à cela qu’elle pensait ? Vraiment ?
Non, se répéta-t-il, ce ne peut être qu’une mauvaise plaisanterie. Une blague stupide faite à ses dépens. Jolanda devait être dans le coup ; il allait la voir et lui demander de confirmer ce que Farkas venait de dire, elle le ferait et ils continueraient ainsi, toute la soirée, à lui raconter des histoires de plus en plus délirantes, jusqu’au moment où l’un d’eux ne pourrait plus s’empêcher de sourire, et tout le monde éclaterait de rire, et…
Pas question.
— Je regrette, fit Carpenter, mais je ne suis pas d’humeur à supporter que l’on se paie ma tête.
— Comme vous voudrez. Oubliez ma proposition ; je regrette de l’avoir faite. J’ai peut-être commis une erreur en vous révélant tout cela.
Carpenter perçut brusquement dans la voix de Farkas une menace voilée qu’il trouva déplaisante. Mais elle indiquait aussi que l’affaire n’était peut-être pas une plaisanterie. Carpenter, qui avait commencé à se retourner, interrompit son mouvement et leva de nouveau les yeux vers le visage extraordinaire de l’homme de Kyocera.
— Ce que vous m’avez raconté est vraiment sérieux ? demanda-t-il.
— Absolument.
— Alors, allez-y. Dites-m’en un peu plus.
— Accompagnez-nous à Los Angeles, si vous voulez en savoir plus. Mais, si vous le faites, il ne vous sera plus loisible de revenir en arrière. Vous serez l’un des nôtres et vous n’aurez plus la possibilité de tourner casaque.
— Vous êtes donc vraiment sérieux !
— Ça y est, vous me croyez ?
— Si ce n’est qu’une sale blague, Farkas, je vous ferai la peau ! À vous de me croire, cette fois ! Moi aussi, je suis sérieux.
Carpenter se demanda s’il l’était réellement.
— Il n’y a pas de blague, fit Farkas en tendant la main.
Après un instant d’hésitation, Carpenter la serra.
— Le dîner est servi ! cria Jolanda, d’une autre pièce.
— Nous en reparlerons plus tard, dit Farkas.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers la salle à manger, Rhodes rejoignit Carpenter.
— De quoi avez-vous parlé si longtemps ? demanda-t-il.
— Une drôle d’histoire. Je crois qu’il me faisait une offre d’emploi.
— Chez Kyocera ?
— En indépendant, répondit Carpenter. Mais je ne sais pas très bien. C’était sacrément mystérieux.
— Tu veux m’en parler ?
— Plus tard, dit Carpenter en s’effaçant pour le laisser passer.
Il était 2 heures du matin quand Carpenter eut enfin l’occasion de raconter à Rhodes sa conversation avec Victor Farkas, après avoir regagné l’appartement de Rhodes, après qu’Isabelle se fut décidée à rentrer chez elle, en expliquant qu’elle ne pouvait rester, car elle devait se rendre à Sacramento le lendemain pour participer à un colloque. Après l’avoir raccompagnée à la porte, Rhodes et Carpenter restèrent un moment dans le séjour, contemplant la baie par la fenêtre, dans le calme de la nuit chaude et humide.
Ils avaient bu en abondance chez Jolanda, mais Rhodes avait quand même envie de prendre un petit dernier. Il alla chercher une bouteille de verre sombre, de forme bizarre, qui portait une étiquette de papier bruni, aux caractères très anciens, et semblait avoir au moins un siècle.
— Du vrai cognac, annonça Rhodes. De France. Très rare. J’ai envie de marquer le coup. Qu’est-ce que tu en dis ?
Il lança un regard interrogateur à Carpenter.
— Pourquoi pas ? Mais un seul, Nick. Je ne pourrais pas supporter une autre cuite comme celle d’hier soir.
Rhodes versa soigneusement le cognac. Un alcool très rare, oui, pas de doute. Carpenter le dégusta lentement, pensivement. La soirée avait été curieuse. Il avait un peu l’impression d’avoir traversé une étrange frontière pour pénétrer en pays totalement inconnu.
Mais Rhodes, de son côté, avait aussi franchi une frontière ce soir, semblait-il, et il avait envie d’en parler.
— Il y avait, hier soir, six chances sur dix, tu t’en souviens ? Puis sept. Mais, toute la soirée, le pourcentage a augmenté et, quand je suis arrivé à neuf sur dix, j’ai su que la chose était réglée.
— De quoi parles-tu, Nick ? demanda Carpenter en levant vers lui un regard empreint de lassitude.
— De l’offre de Kyocera. Je vais accepter, c’est certain. J’ai pris ma décision vers minuit.
— Ah oui ! Très bien.
— Demain, je dois faire connaître mes intentions à Walnut Creek. Nakamura, l’Échelon Trois qui m’a recruté, attend mon appel. Je vais lui dire que c’est oui.
Carpenter leva son verre ballon en un geste de salut.
— Félicitations. J’aime les hommes qui savent prendre une décision.
— Merci. Santé.
— Moi aussi, reprit Carpenter, je vais accepter un nouveau boulot qu’on m’a proposé.
Rhodes, qui sirotait une gorgée de cognac, faillit s’étouffer et posa aussitôt son verre.
— Quoi ? lança-t-il, l’air incrédule. Où ça ?
— Avec Farkas. Quelque chose d’illégal sur une station orbitale.
— Contrebande ? Ne me dis pas que Kyocera fait passer de la drogue en douce !
— Pire que ça, fit Carpenter. Si je te mets au courant, je fais de toi un complice, mais, tant pis, je vais tout te raconter. Un projet est en cours pour s’emparer de Valparaiso Nuevo, Nick. Une entreprise menée conjointement par Israël et Kyocera, exécutée par des voyous de Los Angeles, les merveilleux amis de Jolanda. Leur but est de prendre le contrôle du satellite et de le diriger eux-mêmes pour en tirer un profit personnel. Il semble que Jolanda, Enron et Farkas ont tout mis au point la semaine dernière, quand ils étaient à Valparaiso Nuevo. Farkas m’a proposé ce soir de me joindre à eux. Je ne sais pas précisément quel sera mon rôle, mais je présume qu’il s’agira de quelque chose de périphérique, désinformer, répandre le brouillard et la confusion pendant que le coup d’État se déroulera.
— Non, fit Rhodes.
— Non, quoi ?
— Tu ne le feras pas. C’est de la folie, Paul !
— Bien sûr. Mais ai-je vraiment le choix ? Sur la Terre, je suis non seulement sans emploi, mais sans espoir d’en trouver un. Le seul endroit qui me reste, c’est l’espace. Mais je ne peux même pas me payer un aller simple.
— Je pourrais te l’offrir.
— Et après ? Comment gagnerai-je ma vie quand je serai là-haut ? Activités criminelles, je suppose. La délinquance en col blanc. C’est plus simple et plus rapide. Tout est possible dans les stations orbitales, tu le sais bien. Il n’existe pas de loi interplanétaire, pas encore. Nous renversons le Generalissimo, nous prenons le pouvoir et personne ne trouvera à y redire.
— Je n’en crois pas mes oreilles.
— Je n’ai pas l’impression que ce soit moi qui parle. Mais je vais le faire.
— Écoute-moi, Paul. On m’a un peu parlé de Farkas ; il est totalement insensible, complètement dénué de scrupules. Un monstre, au propre et au figuré.
— Parfait. C’est exactement ce qu’il faut pour ce genre de chose.
— Non, écoute-moi. Si tu t’acoquines avec lui, tu finiras de toute façon au rancart. Cet homme est dangereux, amoral, plein de haine. Il se fiche complètement de ce qu’il fait et du mal qu’il inflige aux autres. Regarde ce qu’on lui a fait, à lui. Sa vie durant, il le fera payer. Et pourquoi aurait-il besoin de toi ? Il te gardera quelque temps à ses côtés, puis, quand tout sera fini, il te laissera tomber.
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