— Jolanda a confiance en lui, objecta Carpenter. C’est elle qui lui a suggéré de me mettre dans le coup.
— Jolanda ! lança Rhodes d’un ton méprisant. Elle pense avec ses nichons, celle-là !
— Et Enron ? Il pense avec ses nichons, lui aussi ? Il est l’associé de Farkas et, en apparence, il lui fait confiance aussi.
— Enron ne fait pas confiance à son gros orteil. De plus, même si Enron et Farkas sont comme cul et chemise, en quoi cela te protège-t-il ? Ne t’approche pas d’eux, Paul. Ne fais pas ça.
— Puis-je avoir encore un peu de ce vieux cognac ? demanda Carpenter.
— Bien sûr. Bien sûr. Mais promets-moi une chose : tiens-toi à l’écart de cette affaire.
— Tu sais bien que je n’ai pas le choix.
— Ce défaut te perdra, répliqua Rhodes. Tu présentes toujours une situation moralement inacceptable comme quelque chose d’inévitable. Tiens, ajouta-t-il en versant du cognac à Carpenter. Bois et prends du plaisir. Tu as vraiment l’intention de le faire, mon salaud ?
— Vraiment, répondit Carpenter en levant son verre pour porter un toast. À nous deux ! À notre nouvelle et éblouissante carrière ! Santé, Nick.
— Nous placerons une bombe sur chaque rayon, déclara Davidov, sept en tout, chacune à moins de cinq cents mètres du moyeu. Cela représente six engins de plus que ce dont nous avons réellement besoin, mais la quantité est la clé de la réussite de notre entreprise. Il ne fait aucun doute que les services de contre-espionnage du Generalissimo sont capables de découvrir deux ou trois des cachettes, mais il serait probablement impossible à quiconque de toutes les trouver dans le délai imparti. De plus, nous voulons qu’ils en découvrent une ou deux.
— Pourquoi ça ? demanda Carpenter.
— Pour leur prouver que nous sommes sérieux, répondit Davidov avec le sourire radieux, rassurant, que l’on adresse à un enfant.
Ils étaient réunis dans une petite chambre d’hôtel, un établissement sans prétention de la cité de Conception, sur le Rayon B de Valparaiso Nuevo : Davidov, Carpenter, Enron, Jolanda et Farkas. Partis tous les cinq de Los Angeles, ils avaient échelonné leur arrivée sur une période de plusieurs jours ; Davidov d’abord, puis Farkas en deux étapes, via Cornucopia, le satellite de recherches de Kyocera, Enron et Jolanda. Carpenter était arrivé le dernier, voyageant seul, inoffensif assistant de recherche officiellement inscrit comme employé de Kyocera, un tour de passe-passe réalisé par Farkas. Il était passé deux heures plus tôt à la douane du terminal du moyeu avec l’aide d’un courrier du nom de Nattathaniel également engagé par Farkas pour l’escorter.
Assis tout seul au fond de la chambre, Enron considérait son verre d’un air renfrogné, Farkas avait commis une erreur, il l’avait senti depuis le début, en invitant ce Carpenter à se joindre à l’opération ; la question naïve qu’il venait de poser ne faisait que confirmer l’opinion de l’Israélien. Il était difficile de croire Farkas capable d’une telle bourde. Non seulement Carpenter était poursuivi par la poisse – un perdant, un oiseau de mauvais augure, une fréquentation dangereuse – mais c’était un imbécile.
Seul un imbécile aurait laissé en vie ces naufragés ballottés dans leur canot, en plein Pacifique, pour que certains d’entre eux s’en sortent et aillent raconter leur histoire. Seul un imbécile ne comprendrait pas pourquoi il était utile que le colonel Olmo, chef de la Guardia Civil de Valparaiso Nuevo, prenne conscience qu’il ne s’agissait pas d’un coup de bluff, que les hommes de Davidov avaient réussi à faire entrer dans la station orbitale une quantité de bombes démontées, les faisant passer pour des pièces détachées pour machines-outils, qu’ils étaient parvenus à les remonter et les avaient dissimulées en divers endroits du satellite, dans l’intention bien arrêtée d’en faire exploser une ou plusieurs, si la vie d’une longueur excessive du Generalissimo Callaghan n’était pas abrégée sans délai par son fidèle entourage.
— Évidemment, ajouta in petto Enron, surpris par cette idée, la possibilité existe que Carpenter ne soit pas l’imbécile que l’on croit. Dans ce cas, il pourrait être encore plus dangereux pour nos intérêts ; Dire que Farkas l’a fait entrer au sein de notre groupe…
Le dos tourné à la fenêtre donnant sur la nuit étoilée, indifférent à sa splendeur, Farkas s’adressa à Davidov.
— Quand désirez-vous que je prenne contact avec Olmo ?
— Demain matin, à la première heure. Vous l’appelez, vous lui annoncez la grande nouvelle, vous lui donnez jusqu’à midi pour agir.
— Ce sera assez long ?
— Il le faudra, répondit Davidov. Le départ de la navette pour la Terre est prévu à 12 h 15. Si quelque chose a foiré et si Olmo n’est pas en mesure de nous donner satisfaction, nous devrons être à bord. Le délai très bref que nous lui laissons l’aidera à fixer son attention sur sa tâche.
— Pas de problème, elle sera fixée. Olmo sait où se trouve son intérêt. À propos, ajouta Farkas après un silence, il a eu vent de notre projet.
Une expression de surprise jaillit simultanément de la bouche de Davidov et de celle d’Enron.
— Absolument, reprit Farkas. Des rumeurs lui sont parvenues, il y a déjà un certain temps, par l’entremise, je présume, des services de renseignements du satellite. Bien avant que je ne participe à l’affaire, il m’a contacté pour voir si je pouvais l’aider à découvrir les conspirateurs. C’est son boulot, vous savez, d’assurer la protection du gouvernement de don Eduardo Callaghan. Mais, à mon avis, il n’y aura pas de problème. Ne croyez-vous pas qu’il sautera sur l’occasion de prendre part à la conspiration dès qu’il aura compris que notre réussite est inévitable ?
— Que deviendra-t-il après le coup d’État ? demanda Jolanda. Continuerons-nous à lui faire confiance ? Est-ce vraiment lui qui deviendra le nouveau Generalissimo ?
— Bien sûr, répondit Farkas. Il en a, depuis longtemps, reçu l’assurance de Kyocera. Même si ce projet n’est pas uniquement l’œuvre de Kyocera et si, par une intervention directe, nous précipitons la fin du règne de Callaghan, nous pensons qu’Olmo est le meilleur choix pour prendre sa succession. Notre but n’est évidemment pas de déstabiliser Valparaiso Nuevo, mais de tirer profit des ressources qui s’y trouvent. Olmo est l’une de ces ressources.
— Vous avez dit de lui qu’il était le numéro trois du régime, glissa Enron. Qui est le numéro deux ?
— Un ancien torero du nom de Francisco Santiago, le meilleur ami de Callaghan, au bon vieux temps du Chili. En théorie, il occupe la fonction du président du Conseil d’État. Il ne compte pas. Nonagénaire et sénile, il n’a rigoureusement aucun pouvoir réel. Olmo se chargera de lui.
— Pouvons-nous aussi compter sur lui pour se charger du Generalissimo ? demanda Carpenter. Il ne me paraît pas très fiable. Imaginons qu’il décide de nous dénoncer à Callaghan en échange de la garantie de lui succéder ? Il lui serait facile de jouer sur les deux tableaux. Il est, dans tous les cas, en position d’hériter du pouvoir. Cela lui éviterait les complications d’un coup d’État.
— Alors ? fit Davidov en se tournant vers Farkas. Olmo est votre homme. Pouvons-nous lui faire confiance ?
— Nous lui donnerons le choix entre trahir don Eduardo pour devenir d’ici demain après-midi le chef suprême de Valparaiso Nuevo ou mourir avec le Generalissimo et tous les autres quand nous ferons sauter la station. À votre avis, quelle option choisira-t-il ?
— Et s’il décide, quand tout sera terminé, insista Carpenter, qu’il aimerait autant ne pas rester lié à une poignée de criminels sans pitié et de voyous de Los Angeles ainsi qu’à la sinistre mégafirme et à l’État impérialiste qui soutiennent les criminels et les voyous ?
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