Elle fouilla dans son sac, en sortit trois petits comprimés jaunes, de forme octogonale.
— Tiens, reprit-elle. Prends-les et garde-les sur toi. Si tu te trouves en difficulté, ils te seront peut-être utiles.
Elle fourra les comprimés dans le creux de la main de Carpenter.
— Hyperdex ? demanda-t-il.
— Oui. En as-tu déjà pris ?
— De temps en temps.
— Alors, tu connais. Un comprimé te suffira dans des circonstances normales. Deux, si elles sont exceptionnelles.
— Es-tu sûre que Farkas pense du mal de moi ? Ou est-ce que ce sont tes nerfs qui te lâchent, toi aussi ?
— Ce n’est pas impossible. Mais je te répète qu’il m’a posé des questions sur toi, il y a quelques minutes. Il voulait savoir si j’avais confiance en toi, ce genre de chose. Cela m’a paru inquiétant, mais ce n’est peut-être rien. Tiens-toi sur tes gardes, c’est tout.
— Oui.
— Et tes nerfs, à toi ? Ils te tracassent ?
— Non, répondit Carpenter. Tout m’est complètement égal, maintenant. Un court-circuit a dû se déclencher dans mon système nerveux, il y a quelque temps.
Il lui adressa un sourire et posa un baiser sur sa joue.
— Merci pour les comprimés, fit-il. Et pour la mise en garde.
— N’en parle à personne.
Il dîna seul, de bonne heure, à l’hôtel. Il passa la soirée dans sa chambre, devant des cassettes vidéo, seul. Puis il se coucha. Le lendemain était le grand jour. Se coucher tôt pour se lever tôt.
Je sais ce dont il est capable, avait dit Jolanda.
J’ai couché avec lui une fois, juste une fois.
Juste une fois. Surprise, surprise. Elle se débrouillait, cette fille.
Bon, se dit Carpenter. Demain, nous serons fixés.
Cette nuit-là, Carpenter rêva qu’il était en mer, qu’il naviguait sur une sorte de yacht, pour une traversée en solitaire du Pacifique, de la Californie à Hawaii. Mais c’était en des temps meilleurs, dans un monde meilleur, car le ciel était propre et bleu, il humait une brise pure, vivifiante, iodée, au lieu de l’odeur âcre de l’oxyde nitrique, la surface de l’eau était lisse et limpide, sans les boules rouges des algues mutantes, ondoyantes, dérivant au gré des courants, sans amas phosphorescents de méduses, sans rubans flottants de goudrons fossilisés du XX esiècle.
Il ne portait qu’un jean effrangé, coupé aux genoux, mais montait tous les matins sur le pont sans crainte du soleil qui se levait sans halo immonde de gaz à effet de serre et dispensait sur les flots une lumière douce, tendre, presque délicate. Il écoutait le vent et réglait les voiles, vaquait aux tâches du bord qu’il achevait en milieu de matinée avant de lire ou de gratter sa guitare jusqu’à minuit. Puis il lançait par-dessus bord le filin de sécurité et se jetait à l’eau pour faire quelques brasses et nager le long de la coque, dans une mer limpide, douce, chaude, non polluée. Et l’après-midi, il…
L’après-midi, il vit une île posée seule au milieu de l’océan, un îlot plutôt, qui ne figurait sur aucune carte, trois palmiers, un bouquet d’arbustes et une ravissante langue de sable blanc. Sur la grève où venaient mourir des vaguelettes, une grande femme brune et lascive lui faisait des signes. Elle était nue, à part un minuscule bout de tissu rouge autour des reins. Sa peau magnifiquement hâlée luisait à la lumière éclatante des tropiques, ses seins étaient lourds, ses cuisses charnues…
— Paul ? cria-t-elle. Paul, c’est moi, Jolanda… Viens à terre, Paul, viens jouer avec moi…
— J’arrive, répondit-il en posant la main sur la barre.
Il se dirigea vers elle, jeta l’ancre dans l’eau peu profonde, partit à la nage vers ses bras grands ouverts et… et…
Et le téléphone sonnait.
C’est un faux numéro. Fichez-moi la paix.
Cette sonnerie ne cesserait donc jamais ?
Allez-vous me foutre la paix ? Vous ne voyez pas que je suis occupé ?
La sonnerie continuait, incessante, implacable. Carpenter se résolut enfin à établir la communication, en poussant de l’orteil.
— Oui ?
— Debout, Carpenter. C’est l’heure.
La face cauchemardesque de Victor Farkas occupait tout le viseur.
— Pour quoi faire ? demanda Carpenter. Il est… à peine 6 heures du matin, si je ne me trompe. J’ai encore plusieurs heures devant moi, avant de me rendre au terminal.
— J’ai besoin de vous tout de suite.
Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Un changement de plan ? En un instant, Carpenter fut parfaitement réveillé.
— Il y a un problème ?
— Tout baigne dans l’huile, dit Farkas. Mais j’ai besoin de vous. Habillez-vous et retrouvez-moi dans une demi-heure. Cité d’El Mirador, Rayon D, café La Paloma, sur la grand-place, vous ne pouvez pas le rater.
À ta place, je me méfierais de lui. Ne le quitte pas des yeux.
— Puis-je vous demander de me dire pourquoi ?
— Olmo doit me retrouver là-bas. Nous avons à parler de choses importantes, comme vous le savez. Je tiens à ce qu’il y ait un témoin à notre conversation.
— Ne serait-il pas préférable de demander à l’Israélien d’être ce tém…
— Non, surtout pas lui. C’est vous que je veux. Dépêchez-vous, Carpenter. El Mirador, Rayon D.
6 h 30, au plus tard. C’est à peu près à mi-chemin entre le moyeu et la périphérie.
— D’accord, soupira Carpenter.
Il ne lui était pas possible de refuser. Mais ce brusque changement de programme était bizarre. Si Farkas avait besoin de lui à ses côtés pour cette conversation avec Farkas, il aurait dû en parler la veille au soir. Mais ils poursuivaient un but commun ; la matinée serait cruciale et, à part l’inquiétude de Jolanda, Carpenter n’avait aucune raison de croire que celui qui l’avait entraîné dans cette aventure le faisait venir pour le frapper dans le dos. Farkas disait avoir besoin de lui ; il n’avait pas le choix, il fallait y aller.
— Et pourtant… Quand même…
Ce type n’a aucune moralité, il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois. Il peut être dangereux.
Carpenter se doucha et s’habilla rapidement. Il se sentait plein d’énergie, sur le qui-vive, mais, avant de quitter sa chambre, il avala un des comprimés d’hyperdex de Jolanda. Le stimulant lui donnerait un surcroît de vivacité, lui aiguiserait l’esprit, si jamais quelque chose d’anormal devait se produire. Il glissa les deux autres pastilles dans la poche de sa chemise.
Il avait apporté un gilet de laine, léger et sans manches, car il avait entendu dire que l’air des stations orbitales était maintenu à une température plus basse que celle à laquelle il était habitué ; il mit ce gilet, moins parce qu’il avait froid que parce que le vêtement empêcherait les comprimés de tomber de sa poche, s’il se penchait.
Le seul trajet qu’il connût pour gagner le Rayon D était de descendre jusqu’au moyeu et de prendre l’élévateur sur l’autre rayon. Il avait cru comprendre qu’il y avait des connecteurs au milieu du rayon, mais personne ne lui avait indiqué comment les utiliser.
Malgré l’heure matinale, l’activité battait son plein à Valparaiso Nuevo. Des gens allaient et venaient en tous sens, l’air affairés. Carpenter se dit que le satellite ressemblait à une sorte de gigantesque terminal aérien qui ne connaissait ni jour ni nuit et fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la lumière artificielle. Avec cette différence que la principale source de lumière n’était pas artificielle. La lumière était fournie par le soleil tout proche, qui fonctionnait aussi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, disponible à tout moment.
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