Le trajet de l’élévateur était jalonné de sorties. Quand Carpenter vit apparaître l’indication EL MIRADOR, il descendit et chercha la grand-place du regard. Des panneaux lui indiquèrent la direction. Quelques minutes plus tard, il déboucha sur un espace découvert, revêtu d’un pavage pittoresque, entouré de terrasses de café. Un lieu irréel, qui avait quelque chose de féerique. De fait, il était sur un monde irréel. Un monde artificiel, tout au moins.
Carpenter aperçut immédiatement Farkas, de l’autre côté de la place, se distinguant des autres comme un éléphant au milieu d’un troupeau de moutons. Il se dirigea vers lui.
Farkas était seul.
— Olmo n’est pas encore arrivé ?
— Notre conversation aura lieu dans la coque extérieure du satellite. C’est le seul endroit vraiment sûr pour parler de choses aussi délicates, totalement protégé du système de détection sonore du Generalissimo.
Une réunion dans la coque, voilà qui semblait très curieux. Carpenter sentit l’inquiétude revenir. Ce serait peut-être une bonne idée d’aiguiser un peu plus ses perceptions. Tandis que Farkas le conduisait vers une porte s’ouvrant dans le mur, derrière le café, il glissa la main sous son gilet, prit un des deux comprimés et le fourra dans sa bouche. Il le croqua rapidement et se força à l’avaler. Jamais encore il n’avait pris d’hyperdex de cette manière, sans eau : le goût était incroyablement amer. Jamais non plus il n’en avait pris deux coup sur coup ; il se sentit partir presque aussitôt, entrer dans un état de surexcitation. Il avait envie de courir, de bondir, de se suspendre du haut des arbres. C’était assez effrayant, ce sentiment de perte de l’équilibre mental, mais il éprouvait simultanément des sensations fortes et toutes nouvelles, perceptions plus aiguës, vivacité accrue des réflexes. Quelle que fût la surprise que Farkas lui avait préparée dans la coque du satellite, Carpenter se sentait sûr de pouvoir déjouer ses plans.
— Par ici, dit Farkas.
Il ouvrit la petite porte et fit signe à Carpenter de le précéder.
Dans l’ouverture, le regard de Carpenter se perdit dans un océan de ténèbres.
— Je ne verrai pas dans quoi je vais me cogner, fit-il. C’est vous qui avez cette vision magique, Farkas. Passez devant.
— Comme vous voudrez. Suivez-moi.
Ils pénétrèrent dans la coque. La lumière et la gaieté de la place d’El Mirador s’effacèrent d’un coup. Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur de la lugubre carapace de Valparaiso Nuevo, sous l’enveloppe sombre et secrète du satellite.
Une fois à l’intérieur, Carpenter se rendit compte que l’obscurité n’était pas totale. Sur sa gauche s’ouvrait un passage étroit, chichement éclairé par une rangée d’antiques ampoules fixées au plafond bas, donnant une infime clarté jaunâtre. Quand sa vision stimulée par l’hyperdex s’adapta à la pénombre, il distingua, de place en place, de noirs amas de scories, sans doute destinés à servir de lest au satellite, et des sortes de voiturettes de golf, probablement utilisées par le personnel de maintenance. Derrière s’étendait une zone de ténèbres, noire comme l’espace.
Carpenter avait à peine la place de se tenir debout. Farkas, lui, gardait les genoux fléchis, dans une position à moitié accroupie. Plus loin, le plafond semblait encore plus bas.
Ils étaient seuls.
— Où est votre ami Olmo ? demanda Carpenter. En retard à notre rendez-vous ?
— Juste devant nous, répondit Farkas. Vous ne le voyez pas ? Non, bien sûr. Mais, moi, avec ma vision magique, comme vous dites, je n’ai aucune difficulté pour le distinguer, là-bas, au fond.
Il n’y avait personne d’autre qu’eux à l’intérieur de la coque, Carpenter en aurait donné sa main à couper ; les ennuis n’allaient donc pas tarder. Il prit le troisième hyperdex dans la poche de sa chemise, le porta à sa bouche, le croqua et l’avala.
Il eut l’impression qu’une bombe explosait dans son crâne.
— Que faites-vous ? demanda Farkas.
— Je ne vois pas Olmo, dit Carpenter. Ni personne d’autre.
Il ne parvenait pas à articuler correctement. Sa voix lui donnait l’impression de retentir dans une chambre sonore.
— Non. En fait, Olmo n’est pas là.
— C’est bien ce qu’il me semblait.
— En effet, dit Farkas. Il n’y a ici que vous et moi. Et maintenant, dites-moi, Carpenter : êtes-vous toujours à la solde de Samurai Industries ?
— Vous êtes fou !
— Répondez-moi. Nous espionnez-vous, oui ou non, pour le compte de Samurai ?
— Non. Que signifient ces conneries ?
— Je crois que vous mentez, déclara Farkas.
— Si je travaillais encore pour Samurai, fit Carpenter avec une horrible lenteur, comme un robot dont la batterie se décharge, s’efforçant de parler à haute et intelligible voix tandis que l’effet du troisième comprimé d’hyperdex se faisait sentir avec violence sur son système nerveux, serais-je mêlé à une entreprise aussi insensée que celle-ci ?
Au lieu de répondre, Farkas pivota sur lui-même mit un genou à terre et referma la main sur quelque chose qu’il ramassa sur le sol – une poignée de scories, peut-être – qu’il lança en visant la tête de Carpenter. Mais l’hyperdex faisait son effet. Carpenter s’attendait à une attaque, sous une forme ou une autre ; dès que Farkas déclencha son mouvement, il recula en faisant un pas de côté, prenant largement de vitesse Farkas dont le bras acheva vainement son geste dans le vide. Carpenter entendit son grognement de surprise et de colère.
Il bondit vers l’avant, en essayant de passer derrière Farkas pour regagner la lumière de la place d’El Mirador. Mais Farkas bloquait le passage ; quand Carpenter feinta, il se contenta d’étendre ses bras interminables et attendit que Carpenter se jette dedans. Carpenter recula. Il regarda par-dessus son épaule, ne vit rien d’autre que l’obscurité impénétrable dans laquelle il s’enfonça, sans savoir le moins du monde où cela le menait.
Farkas le suivit.
— Continuez dans cette direction, dit-il, et vous basculerez dans le vide. Il y a une saillie, juste avant la couche de débris, et après un à-pic dans lequel vous tomberez. La chute sera longue et lente, mais, quand vous arriverez au fond, à la périphérie, la pesanteur sera celle de la Terre et le résultat ne sera pas beau à voir.
Était-ce du bluff ? Carpenter n’avait pas une idée précise de la topographie des lieux. Il eut un instant d’hésitation et Farkas bondit. Il était rapide, il était grand, mais, encore une fois, la triple dose d’hyperdex changea tout. Les mouvements de Farkas semblaient pesants, presque ralentis. Il était facile de les esquiver. Carpenter fit un pas de côté et le coup qui lui était destiné ne fit qu’effleurer son épaule gauche.
Il entendit Farkas, dérouté et furieux, marmonner entre ses dents.
Mais l’aveugle était toujours placé entre la sortie et lui. Et Carpenter ne savait absolument pas ce qu’il y avait derrière lui, près de l’enveloppe du satellite.
Il pouvait être aussi dangereux de continuer à reculer que Farkas l’avait dit. Et Farkas se trouvait devant lui. Il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois, avait dit Jolanda. D’accord. Mais il n’avait pas tellement le choix. Carpenter se courba pour abaisser autant que possible son centre de gravité et fonça droit sur Farkas. Dès que Carpenter fut à sa portée, Farkas le saisit et les deux hommes luttèrent furieusement quelques instants. Carpenter était absolument incapable de faire bouger son adversaire. Farkas était immense, il avait une force peu commune, il s’arc-boutait. Ses mains avaient trouvé la gorge de Carpenter et il serrait.
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