Les nuages qui entouraient la planète ne permettaient que très rarement de voir le soleil, et ne laissaient passer qu’une lumière diffuse, désagréable pour les Terriens nouveau venus. Le relief semblait disparaître. C’était également une planète très chaude, aussi les Vénusiens ne portaient-ils qu’un minimum de vêtements. Leurs yeux, adaptés au demi-jour, étaient nettement plus grand que ceux des terriens, et de couleur, pâle, gris généralement. Ce trait était d’ailleurs récessif, et les enfants nés de mariages entre Terriens et Vénusiens avaient toujours des yeux normaux à la première génération.
— Rhénia était née d’une vieille famille vénusienne. Elle avait les grands yeux de sa race, mais un caprice de l’hérédité les avait colorés en vert, et elle pouvait ainsi supporter sans en souffrir l’éclairement bien plus violent de la Terre. La majorité des Vénusiens venant sur notre planète étaient obligés de porter de pseudo-iris filtrants. Elle avait quitté Vénus jeune encore, mais se souvenait fort bien de toutes ses coutumes, elle me fut un-guide précieux en m’évitant bien des impairs.
Comment décrire l’étrange splendeur de cette planète ? Elle possédait cinq continents, trois boréaux, dont un polaire, le plus habité, et deux austraux, s’étendant du tropique au pôle Sud. Dans l’hémisphère nord, au voisinage de l’équateur, surgissaient de l’océan des chapelets d’îles, inhabitées par les hommes, où la température moyenne était de 55°. Là, sous des pluies presque continuelles et torrentielles, poussaient de curieux arbres jaunes, hantés par une faune fantastique : le lhermi, énorme insecte armé de pinces capables de couper un homme en deux, le foria, reptile cuirassé, lointain descendant du crocodile terrestre, long de vingt-cinq mètres, lent et lourd, mais projetant à distance une salive empoisonnée, et surtout le Héri-Kuba, que l’on pensait descendre du gorille, étrange créature de forme simienne, mais que personne n’avait jamais vu de près sans en mourir. Plus au nord, sur les continents, la faune était moins effrayante : on y rencontrait l’éléphant, gros éléphant évolué, à trompe bifide, extrêmement intelligent, et vivant en société organisée, le trig, fauve tenant du lion et du tigre, mais dont l’intelligence égalait largement celle de vos chimpanzés, et qui avait commencé à développer, sur le côté, des pattes antérieures, un pouce opposable, le fléa, d’origine inconnue, lézard volant de six mètres d’envergure, que les jeunes gens de Vénus utilisaient comme monture.
Le paysage vénusien, sous la voûte basse de nuages, éclairé par une lumière diffuse et crépusculaire, était, pour un terrien, d’une mélancolie poignante. Les vastes océans gris, peu profonds, battus de pluies fréquentes, frissonnaient doucement sous le vent constant. Les rivages étaient presque toujours rocheux, abrupts, ternes, mais les vastes rivières boueuses édifiaient d’immenses deltas, propres à la culture du riz vénusien, aux grains énormes et savoureux. Les jeunes montagnes, qui commençaient à peine à subir l’érosion, dressaient à l’assaut des nuages des aiguilles de roches noires ou rouges. Elles étaient cependant peu élevées en moyenne, à l’exception, au nord, de la chaîne des Akatchéwan, haute de 6 600 mètres à son point culminant. Sur les continents équatoriaux poussaient les forêts sans bornes, avec leurs arbres titanesques qui lançaient à plus de trois cents mètres de haut leur floraison délicate et parfumée.
Par contraste avec la pâleur de ton qui caractérisait la planète, les villes vénusiennes étincelaient. Aphroï, bâtie en marbre, avec ses immenses, avenues, ses grandes terrasses en gradins et ses somptueux monuments, s’étalait sur la baie de Kasomir, sur la mer Tiède, et faisait paraître Huri-Holdé misérable.
Je fus reçu par le gouvernement de Vénus. Contrairement à ce qui se passait sur Terre, il n’y avait pas sur Vénus — pas plus que sur Mars —, de Conseil des Maîtres. Certes certains maîtres étaient vénusiens ou martiens d’origine, mais ils appartenaient au conseil terrestre, qui avait toutes les planètes sous son autorité. Cet état de chose tendait, ou plutôt avait tendu, à éviter des mouvements sécessionnistes. Bien que de tels mouvements fussent devenus totalement improbables, la loi n’avait jamais été abrogée. Les cosmomagnétiques mettant Vénus ou Mars à quelques jours de voyage, l’inconvénient était mince. Les gouvernements planétaires ne comptaient guère devant le conseil, pour tout ce qui pouvait toucher au sort de l’humanité. Aussi les envoyés de ce conseil étaient-ils souvent assez mal vus. Mais cette fois, le péril commun avait atténué les antiques rancœurs, et tout le monde coopéra avec moi sans discussion.
Comme je l’avais fait sur Terre, je visitai les différents chantiers. Ils étaient tous deux du type « pôle Sud », Vénus n’ayant pas d’océan polaire, ni de glaces. À leur place, on avait dû raser la forêt, et, au pôle Sud, traquer et exterminer une faune agressive. Il avait fallu prévoir, pour les postes relais situés sous l’équateur, des réfrigérateurs. Ces postes étaient nécessaires, Vénus ne disposant pas du formidable réseau que tissaient sur la Terre les centrales d’énergie. Tout cela était en bonne route, sauf quelques relais équatoriaux, et, les premières pièces venant d’arriver, on commençait le montage des cosmomagnétiques.
Au cours de nombreux repas pris avec des tekns vénusiens, ingénieurs, physiciens, naturalistes, j’avais entendu parler du mystérieux Héri-Kuba que nul n’avait jamais aperçu distinctement. Il y avait bien longtemps, pendant que sur Terre le crépuscule des Drums touchait à sa fin, les membres d’une expédition sur l’île Zen avaient disparu jusqu’au dernier, après avoir lancé un message relatant la découverte d’un singe aux dimensions titanesques. Depuis, de multiples expéditions avaient essayé, sans succès, de percer le mystère. La jungle de l’île Zen était particulièrement impénétrable. Même de petits cosmos, individuels auraient eu peine à pénétrer sous la voûte des arbres équatoriaux. Il ne fallait pas songer à entreprendre une exploration à pied, qui, à cause de la température, et des difficultés sans nombre, aurait risqué des vies humaines pour un résultat décevant. Déjà de nombreux Vénusiens ou Terriens n’en étaient jamais revenus. Les terres équatoriales ne présentant qu’un intérêt médiocre pour Vénus, planète encore peu peuplée, les recherches avaient été, non point interdites, mais « réservées » à un avenir indéfini.
La curiosité me rongeait cependant. D’ici peu, la faune de l’île disparaîtrait à jamais. Quelles formes étranges, quelles possibilités de découvertes importantes au point de vue biologique pouvait-elle renfermer ? Il restait encore un relais équatorial à installer, et il n’y avait que deux endroits possibles, l’île Ark, petit roc désolé, et la grande île Zen. Je fis part de mes projets au conseil des Maîtres, et il fut décidé que le relais serait placé sur l’île Zen. Cette fois, vu l’enjeu, on mobiliserait toutes les forces nécessaires.
La décision fut accueillie par les Vénusiens d’abord avec stupeur, puis avec enthousiasme. Pour la première fois dans l’histoire de Vénus, un envoyé du Conseil fut acclamé, et les étudiants vinrent manifester leur joie sous mes fenêtres. Peuple remuant et énergique, les Vénusiens souffraient de sentir un coin de leur monde leur échapper en vertu d’une décision prise sur Terre, même si, comme c’était le cas, des maîtres vénusiens y avaient participé. L’enthousiasme crut encore quand, dînant chez le président du gouvernement de Vénus, j’annonçai que je prendrais la tête de l’expédition. Je pouvais y consacrer quelques semaines en paix, les travaux étaient en avance, et les nouvelles reçues de la Terre rassurantes. Les Destinistes se tenaient tranquilles, et je commençais à croire que Tirai avait voulu faire l’important. J’envisageais cette expédition comme une détente. En fait, ma présence n’y était pas du tout nécessaire.
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