Alvin écoutait à peine le Bouffon. Il était occupé à examiner le long projectile, essayant d’en trouver l’entrée. Si la machine obéissait à un code mental ou verbal, il lui serait peut-être impossible de la mettre en marche, et pour le restant de ses jours elle demeurerait une exaspérante énigme.
L’ouverture silencieuse de la porte prit le jeune homme tout à fait à l’improviste. Il n’y eut aucun bruit, aucun avertissement, lorsque disparut simplement à ses yeux une partie de la paroi, et que l’intérieur magnifiquement installé, s’offrit à sa vue.
C’était l’instant de la décision. Jusque-là, Alvin avait toujours pu faire demi-tour s’il le souhaitait. Mais s’il passait le seuil de cette porte accueillante, il savait ce qui arriverait, mais non où cela le mènerait. Il ne serait plus le maître de sa destinée, mais se serait confié à des puissances inconnues.
À peine s’il hésita. Il avait peur de se retenir, peur qu’à attendre trop longtemps ce moment ne se représentait peut-être plus jamais… ou que s’il le faisait, son courage ne fût plus à la hauteur de sa soif de connaître. Khedron ouvrit la bouche pour émettre une anxieuse protestation mais, avant qu’il eût pu parler, Alvin avait franchi l’entrée. Le jeune homme se retourna pour faire face à Khedron, qui se tenait debout dans le rectangle de la porte, et pendant un instant plana un silence angoissant ; chacun attendait que l’autre parlât.
Ils n’eurent pas à prendre de décision. Un ondoiement léger, translucide, et la paroi de la machine se retrouva close. Au moment même où Alvin levait la main en guise d’adieu, le long cylindre s’ébranla en avant. Avant l’entrée dans le tunnel, sa vitesse dépassait déjà celle d’un homme au pas de course.
Il y avait eu une époque où chaque jour des millions d’hommes accomplissaient de tels voyages, dans des machines foncièrement identiques à celle-ci, faisant la navette entre leurs demeures et leurs monotones occupations. Depuis ce jour lointain l’homme avait exploré l’Univers, pour s’en revenir sur Terre — conquis un empire, pour se le voir arracher. Et voici que maintenant avait de nouveau lieu un voyage à bord d’une de ces machines, où des foules oubliées de gens fort peu aventureux s’étaient jadis sentis tout à fait à leur aise.
Et ç’allait être le plus important voyage entrepris par un être humain depuis un milliard d’années.
Alystra avait fait une dizaine de fois le tour du Tombeau, bien qu’il suffît d’une seule, puisqu’il n’existait aucun lieu où se cacher. Après le premier choc, elle s’était demandé si les silhouettes qu’elle avait suivies dans le Parc étaient Khedron et Alvin en personne, ou seulement leurs projections. Mais cela n’avait pas de sens : il était possible de se projeter soi-même en tout point désirable sans prendre la peine d’y aller en chair et en os, mais aucun être sain d’esprit n’aurait « baladé » son image trois kilomètres durant, mettant une demi-heure pour arriver à une destination où il pouvait se rendre instantanément. Non, c’était bien le véritable Alvin et le véritable Khedron qu’elle avait suivis dans le Tombeau.
Il devait donc y avoir quelque part une porte secrète. Elle pouvait tout aussi bien la chercher en attendant leur retour.
Le hasard voulut qu’elle ratât la réapparition de Khedron : elle était en train d’examiner une colonne derrière la statue lorsqu’il émergea de l’autre côté. Elle entendit le bruit de ses pas, se retourna et s’aperçut immédiatement qu’il était seul.
« Où est Alvin ? » s’écria-t-elle.
Le Bouffon mit quelque temps à répondre. Il semblait bouleversé, hésitant, et Alystra dut répéter sa question avant qu’il prît garde à elle. Il ne parut pas du tout surpris de la trouver là.
— Je ne sais où est Alvin, répondit-il enfin. Je peux seulement vous dire qu’il est en route pour Lys. Vous en savez maintenant autant que moi. »
Il n’était jamais sage de croire le Bouffon sur parole. Mais Alystra n’avait besoin de nulle autre preuve pour savoir que Khedron ne jouait aujourd’hui aucun rôle. Il lui disait la vérité — quelle qu’en fût la signification.
Lorsque la porte se fut refermée derrière lui, Alvin s’écroula dans le fauteuil le plus proche. Ses jambes semblaient soudain vidées de toute force ; il connaissait enfin, comme jamais auparavant, cette peur de l’inconnu qui hantait tous ses compatriotes. Il tremblait de tous ses membres et sa vue se faisait confuse et incertaine. S’il avait pu s’évader de cette machine en pleine accélération, il l’eût fait volontiers, et même de ses rêves.
Ce n’était pas seulement la peur qui l’accablait, mais une sensation d’indicible solitude. Tout ce qu’il connaissait ou aimait était à Diaspar ; même si aucun danger ne l’attendait, il pouvait ne jamais revoir le monde qui était le sien. Il savait, comme nul homme ne l’avait su depuis des siècles, ce que signifiait quitter son foyer pour toujours. En cette heure de désespoir, il lui semblait sans importance que le chemin suivi menât au péril ou pas : qu’il le conduisît loin de chez lui était la seule chose qui comptât.
Cette humeur lui passa lentement. Les nuées se dissipèrent dans son âme, et il se mit à faire attention à ce qui l’entourait, et à chercher ce qu’il pouvait apprendre du véhicule incroyablement antique à bord duquel il voyageait Alvin ne trouvait pas particulièrement étrange ou merveilleux que ce véhicule déterré fonctionnât encore parfaitement après tant et tant de siècles. Il n’était pas en conserve dans les circuits d’éternité des régulateurs de la cité, mais il devait exister ailleurs des circuits similaires qui le protégeaient du changement et de l’usure.
Pour la première fois, il prit garde au tableau indicateur encastré dans le mur avant. Il portait un bref mais rassurant message :
LYS
35 minutes
Alors même qu’Alvin le regardait, le nombre devint 34. C’était là tout au moins un renseignement utile, mais comme il n’avait aucune idée de la vitesse de la machine, il n’en savait pas plus sur la durée du voyage. Les murs du tunnel ne formaient qu’un brouillard gris sans faille, et la seule sensation de mouvement était une très légère vibration qu’Alvin n’eût pas remarquée, s’il n’avait cherché à la percevoir.
Diaspar devait se trouver à bien des kilomètres à cette heure, et au-dessus de sa tête s’étendait sans doute le désert et ses dunes mouvantes. Peut-être en cet instant même Alvin circulait-il sous les monts qu’il avait si souvent observés du haut de la tour de Loranne.
Son imagination le devançait à Lys, comme tout impatiente d’arriver avant sa personne physique. Quelle sorte de ville pouvait-ce être ? Malgré tous ses efforts, il ne pouvait se figurer qu’une autre et plus petite version de Diaspar. Il se demanda si Lys existait encore, puis se rassura : dans le cas contraire, cette machine ne serait pas en train de l’emporter promptement à travers la terre.
Soudain, il perçut sous ses pieds un changement sensible de la vibration. Le véhicule ralentissait, cela n’était pas douteux. Le temps avait dû passer plus vite qu’Alvin ne s’en était rendu compte ; un peu surpris, il jeta un coup d’œil sur le voyant lumineux :
LYS
23 minutes
Intrigué, et un peu inquiet, il pressa son visage contre la paroi de l’engin. Sa vitesse faisait encore des murs du tunnel un brouillard gris informe, mais Alvin pouvait maintenant entrevoir des marques aussi vite disparues que surgies. Et chaque fois, elles semblaient rester un peu plus longtemps dans son champ de vision.
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