« Voici un événement qui ne se produit pas souvent, aussi m’excuserez-vous d’ignorer l’attitude qui sied. Mais certains droits reviennent à un hôte, même inattendu. Avant notre entretien, il y a une chose dont je veux vous avertir. Je peux lire vos pensées. *
Elle sourit devant la consternation d’Alvin et ajouta promptement :
« Vous n’avez aucune raison de vous en inquiéter. Aucun droit n’est plus scrupuleusement respecté que le droit à l’autonomie mentale. Je ne pénétrerai vos pensées que si vous m’y invitez. Mais il ne serait pas loyal de vous cacher ce pouvoir, et cela vous expliquera pourquoi nous trouvons la parole un moyen d’expression lent et difficile. Nous ne l’utilisons pas souvent ici. »
Cette révélation, bien qu’un peu alarmante, ne surprit pas Alvin. Jadis, hommes et machines avaient possédé ce don, et les machines pouvaient encore lire les ordres de leur maître dans la pensée de celui-ci. Mais à Diaspar, l’homme avait perdu ce pouvoir qu’il avait jadis partagé avec ses esclaves.
« Je ne sais pas ce qui vous a fait quitter votre monde pour le nôtre, poursuivit Seranis, mais si c’est la vie que vous cherchez, votre recherche est à son terme. Diaspar excepté, il n’y a que le désert au-delà de nos montagnes. »
Chose étrange, Alvin, qui auparavant avait si souvent mis en question des croyances acceptées de tous, ne douta point des paroles de Seranis. Sa seule réaction, ce fut de s’attrister que tout ce qu’on lui avait appris fût si proche de la vérité.
« Parlez-moi de Lys, supplia-t-il. Pourquoi êtes-vous depuis si longtemps coupés de Diaspar, alors que vous semblez en savoir tant sur nous ? »
Seranis sourit de l’empressement d’Alvin.
« Dans un moment, dit-elle. Mais j’aimerais d’abord savoir quelque chose de vous. Dites-moi comment vous avez trouvé la route d’ici, et pourquoi vous êtes venu. »
Hésitant au début, puis avec une confiance croissante, Alvin raconta son histoire. Il n’avait encore jamais parlé avec une telle liberté ; il tenait enfin quelqu’un qui ne rirait pas de ses rêves, puisqu’on les savait véridiques. Une ou deux fois, Seranis l’interrompit pour lui poser de brèves questions, lorsqu’il évoquait certains aspects de Diaspar qui ne lui étaient pas familiers. Il était difficile, pour Alvin, de concevoir que ce qui faisait sa vie quotidienne n’avait aucun sens pour quiconque n’avait jamais vécu dans la cité, et ne connaissait rien de sa culture complexe et de son organisation sociale. Seranis écoutait avec tant d’intelligence qu’Alvin tint sa compréhension pour toute naturelle ; ce fut beaucoup plus tard qu’il se rendit compte que beaucoup d’esprits autres que celui de Seranis avaient écouté alors ses paroles.
Lorsque Alvin eut terminé, il y eut un instant de silence. Puis Seranis regarda le jeune homme et demanda tranquillement :
« Pourquoi êtes-vous venu en Lys ? »
Alvin la regarda, surpris.
« Je vous l’ai dit, reprit-il. Je voulais explorer le monde. Tous m’affirmaient qu’il n’y avait que le désert au-delà de la ville, mais il me fallait voir par moi-même.
— Et c’était là votre seule raison ? »
Alvin hésita. Lorsqu’il finit par répondre, ce n’était plus l’indomptable explorateur qui parlait, mais l’enfant perdu né dans un monde étranger.
« Non, déclara-t-il lentement, ce n’était pas la seule raison — bien que je ne l’aie pas su, jusqu’à maintenant. J’étais seul.
— Seul ? À Diaspar ? »
Il y avait un sourire sur les lèvres de Seranis, mais de la sympathie dans ses yeux, et Alvin comprit qu’elle ne s’était pas attendue à une autre réponse.
Maintenant qu’il avait raconté son histoire, il attendit qu’elle tînt parole à son tour. Seranis se leva et se mit à marcher de long en large sur la terrasse.
« Je sais quelles questions vous souhaitez me poser, dit-elle. À certaines, il m’est possible de répondre, mais il serait fatigant de le faire en paroles. Si vous voulez m’ouvrir votre esprit, je vous dirai ce que vous avez besoin de savoir. Vous pouvez me faire confiance. Je ne tirerai rien de vous sans votre permission.
— Que voulez-vous que je fasse ? demanda Alvin prudemment.
— Que vous vous ordonniez d’accepter mon aide — regardez mes yeux… et oubliez tout », ordonna Seranis.
Alvin ne fut jamais sûr de ce qui se passa alors. Il se produisit une éclipse totale de toutes ses perceptions sensorielles et bien qu’il ne pût jamais se rappeler l’avoir acquise, quand il regarda dans son propre esprit la connaissance y était.
Il voyait dans le passé, non pas avec clarté, mais comme un homme sur une haute montagne balaie du regard une plaine couverte de brume. Il comprit que l’homme n’avait pas toujours été un habitant des villes, et que depuis que les machines l’avaient libéré du labeur, il y avait toujours eu rivalité entre deux types de civilisation différents. Aux âges de l’Aube, on comptait des milliers de cités, mais une grande fraction de la race humaine préférait vivre dans des communautés relativement petites. Les transports universels et les communications instantanées avaient permis aux hommes d’entrer en contact, s’ils le désiraient, avec le reste du monde, et ils ne ressentaient plus le besoin de vivre entassés avec des millions de leurs semblables.
Lys avait peu différé au début de centaines d’autres communautés. Puis graduellement, au cours des âges, elle avait élaboré une culture indépendante, l’une des plus hautes que la race humaine eût jamais connue. C’était une culture basée en grande partie sur l’utilisation directe de l’énergie mentale, ce qui la situa à l’écart du reste de la société humaine, qui se reposait de plus en plus sur les machines.
Au cours des âges, au fur et à mesure qu’elles progressaient sur des chemins différents, le gouffre entre Lys et les cités s’était agrandi. Il ne s’était trouvé aboli qu’aux périodes de crises graves : lorsque la Lune s’était mise à choir sur la Terre, sa destruction avait été l’œuvre des savants de Lys. Il en avait été de même lors de la lutte des hommes contre les Envahisseurs anéantis au cours de l’ultime bataille de Shalmirane.
Cette grande épreuve avait exténué la race humaine. Une à une les villes étaient mortes, le désert les avait recouvertes. Comme la population diminuait, commença cette migration de l’humanité qui devait faire de Diaspar la dernière et la plus grande de toutes les cités.
La plupart de ces changements n’avaient pas affecté Lys, mais il lui restait sa propre bataille à livrer, sa bataille contre le désert. La barrière naturelle des montagnes n’y suffisait pas, et bien des âges s’étaient écoulés avant que l’avenir de la grande oasis fût assuré. Là, le tableau mental n’était pas très clair, peut-être délibérément. Alvin ne pouvait comprendre ce qui avait été fait pour assurer à Lys l’éternité virtuelle que Diaspar avait réalisée.
La voix de Seranis semblait venir d’une très grande distance, mais ce n’était pas que sa voix, car elle se fondait en une symphonie de mots — comme si d’autres chantaient à l’unisson avec elle.
« Telle est, très brièvement, notre histoire. Vous verrez que, même aux premiers âges, nous n’entretînmes que peu de relations avec les villes, bien que leurs habitants vinssent souvent sur nos terres. Nous ne les en avons jamais empêchés, car nombre de nos grands hommes sont venus de l’extérieur, mais lorsque les villes se mirent à mourir, nous ne tenions guère à être mêlés à leur déclin. Lorsque s’arrêtèrent les transports aériens, il ne resta plus qu’une seule route vers Lys : le direct de Diaspar. Cette route a été fermée à votre bout lorsque le Parc fut construit, et vous nous avez oubliés, bien que nous ne vous ayons jamais oubliés, nous.
Читать дальше