Une lumière aveuglante illumina l’écran, quelque chose craqua et l’écran s’éteignit. Un silence de mort régnait dans le bureau de dispatching, et soudain Robert vit que les yeux de Malaïev, plissés, terribles, étaient posés sur lui.
Sur l’Arc-en-ciel il n’y avait qu’un seul cosmo-drome ; et sur ce cosmodrome ne stationnait qu’un seul vaisseau interstellaire, le sigma-D-vaisseau de commando Tariel 2. On le voyait de loin : un dôme blanc et bleu de soixante-dix mètres de haut dominait, tel un nuage étincelant, les toits plats vert foncé des stations de carburant. Gorbovski effectua deux tours incertains. Il était difficile de se poser à côté du vaisseau : un cercle serré de véhicules divers l’entourait. D’en haut, on apercevait de maladroits robots-pompistes, collés comme des ventouses aux six protubérances des réservoirs ; affairés, des cybers de dépannage tâtaient chaque centimètre du revêtement ; un robot-mère gris dirigeait une douzaine d’agiles petites machines à analyser. Ce spectacle habituel réjouissait son œil de maître de maison.
Cependant, près du sas du chargement, avait lieu une violation évidente de toutes les prescriptions. Ayant fait s’écarter les dociles cybers de cosmodrome, une multitude de véhicules de transports différents s’entassaient ici. Il y avait des « percherons » à chargement ordinaire, des « diligences » de touristes, des « testudos » de passagers, des « guépards » et même une « taupe » : une excavatrice encombrante destinée aux travaux miniers. Tous effectuaient des évolutions compliquées près du sas, se serrant et se poussant les uns les autres. A côté, en plein soleil, se trouvaient quelques hélicoptères, et traînaient des caisses vides dans lesquelles Gorbovski reconnut sans aucune difficulté des emballages d’ulmotrons. Des gens étaient tristement assis sur les caisses.
Gorbovski amorça un troisième tour pour repérer un endroit où atterrir et au même moment découvrit que son flyer était suivi de près par un lourd ptérocar, dont le conducteur, sortant à moitié par la portière ouverte, lui faisait des signes incompréhensibles. Gorbovski posa le flyer entre les hélicoptères et les caisses et, aussitôt, le ptérocar s’affala maladroitement à côté de lui.
— Je viens vous chercher ! cria d’un ton affairé le conducteur du ptérocar, bondissant hors de la cabine.
— Je vous le déconseille, dit doucement Gorbovski. La file d’attente ne me concerne absolument pas. Je suis le commandant de ce vaisseau.
Le visage du conducteur exprima l’admiration.
— Magnifique ! s’exclama-t-il à mi-voix, lançant autour de lui un regard prudent. On va damer le pion aux zéroïstes. Comment s’appelle le commandant de ce vaisseau ?
— Gorbovski, dit Gorbovski avec un léger salut.
— Et le navigateur ?
— Valkenstein.
— Parfait, dit le conducteur du ptérocar, sur le même ton affairé. Donc, vous êtes Gorbovski et moi, je suis Valkenstein. Allons-y.
Il prit Gorbovski par le coude. Gorbovski résista.
— Ecoutez, Gorbovski, nous ne risquons rien. Je connais ces vaisseaux par cœur. Moi-même, j’ai volé en commando sur cette planète. Nous allons nous faufiler dans le dépôt, nous prendrons chacun un ulmotron et nous nous enfermerons dans le carré des officiers. Quand tout cela sera fini — d’un geste négligent, il indiqua les véhicules — nous ressortirons tranquillement.
— Et si jamais le vrai navigateur arrivait ?
— Le vrai navigateur aura besoin de pas mal de temps pour prouver qu’il est vrai, répliqua avec autorité le faux navigateur.
Gorbovski émit un petit rire et dit :
— Allons-y.
Le faux navigateur lissa ses cheveux, respira à fond et avança d’un pas décidé. Ils commencèrent à se frayer péniblement un passage entre les véhicules. Le faux navigateur parlait sans arrêt, d’une voix impérative qui s’était soudain transformée en basse profonde.
— Je suppose, énonçait-il tout haut, que le net toyage des diffuseurs ne ferait que nous ralentir. Je propose qu’on change simplement la moitié des pièces et qu’on examine le revêtement avec la plus grande attention. Monsieur, avancez un peu votre véhicule ! Vous gênez le passage … Eh bien, Valen-tin Petrovitch, lors de l’entrée en déritrinitation … Monsieur, faites reculer votre camion. Je ne comprends pas, pourquoi vous attroupez-vous ? Il existe une file d’attente, la liste, la loi, à la fin … Envoyez vos représentants … Valentin Petrovitch, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je suis stupéfait de la sauvagerie des aborigènes. Nous n’avons rien vu de pareil, même sur Pandore, au milieu des takhorgs …
— Vous avez entièrement raison, Marc, dit Gorbovski, amusé.
— Comment ? Ah oui, bien sûr, ça va de soi … Des mœurs épouvantables !
Une jeune fille portant un foulard de soie se pencha de la cabine du « percheron » et s’enquit :
— Navigateur et commandant, si je ne me trompe pas ?
— Oui ! répondit avec défi le navigateur. Et, en tant que navigateur, je vous recommande de relire les instructions concernant le déroulement du déchargement.
— Vous croyez que c’est nécessaire ?
— Sans aucun doute. C’est en pure perte que vous avez amené votre camion dans la zone de vingt mètres …
— Je vais vous dire, les amis, retentit une voix gaie et jeune, ce navigateur-là a moins d’imagination que les deux premiers.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda le faux navigateur, profondément outré ; son visage avait quelque chose du faux Néron.
— Voyez-vous …, dit la jeune fille au foulard d’un ton pénétré, là, sur les caisses vides, sont déjà assis deux navigateurs et un commandant. Quant à ces caisses vides, ce sont les emballages des ulmotrons qu’a emportés l’ingénieur du bord, une jeune femme d’aspect timide. Le représentant du Conseil est actuellement en train de lui donner la chasse …
— Qu’en dites-vous, Valentin Petrovitch ? s’écria le faux navigateur. Des imposteurs, ah ?
— J’ai l’impression, dit pensivement Gorbovski, que je ne pourrai pas monter à bord de mon propre vaisseau.
— Considération très juste, dit la jeune fille au foulard. Mais plus toute nouvelle.
Le navigateur avança résolument, mais là, le « percheron » de droite bougea un peu vers la gauche, la « diligence » noire et jaune de gauche vira un peu à droite, et juste devant, lui barrant le chemin du sas sacro-saint, en un soudain rictus, les mâchoires de la « taupe » remuèrent méchamment, crachant quelques mottes de terre.
— Valentin Petrovitch ! s’écria le faux navigateur avec indignation. Je ne puis garantir le bon départ du vaisseau dans ces conditions !
— On a déjà entendu ça ! dit tristement le conducteur de la « diligence ».
La voix claire et gaie prononça :
— Ça, un navigateur ? C’est à mourir d’ennui. Vous vous rappelez le deuxième navigateur, lui au moins il nous a divertis pour de bon ! U fallait voir comment il retroussait son maillot de corps et montrait ses cicatrices dues à des météorites !
— Non, le premier était meilleur, dit le conducteur de la « taupe », en se retournant.
— Oui, il était bien, confirma la jeune fille au foulard. Vous vous souvenez de la manière dont il marchait entre les véhicules, tenant devant ses yeux une photo et répétant, d’un ton tellement plaintif : « Ma petite Gaüa, Galia ! Ma chère Galia ! Dieu que tu es loin, Galia, de ton village natal ! »
Le faux navigateur, baissant la tête avec affliction, détachait les mottes de terre des mâchoires brillantes de la « taupe ».
— Et vous, que dites-vous ? demanda le conducteur de la « diligence » à Gorbovski. Pourquoi vous taisez-vous ? U faut dire quelque chose … Quelque chose de convaincant.
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