— Peut-on corriger ce défaut par la chirurgie ? demanda Pierre.
Gainsley tira sur une extrémité de sa moustache.
— Il faudrait restructurer complètement sa gorge. Ce serait risqué, avec de faibles chances de succès. Je ne le conseillerais pas.
Pierre prit la main de sa femme dans la sienne.
— Et les autres… les autres symptômes ?
Gainsley hocha la tête.
— Il y a beaucoup d’enfants avec un système pileux développé. Ce n’est pas pour rien que nous traitons parfois nos gamins de petits singes. À la puberté, ses hormones s’occuperont probablement de faire disparaître l’excédent de pilosité.
— Et… son visage ?
— J’ai pratiqué le test du syndrome de Down. Je savais que ce n’était pas son problème, mais c’est un test facile à faire. Les résultats sont négatifs. Ses hormones pituitaires et sa thyroïde, par ailleurs, me paraissent normales pour son âge. (Il regarda l’espace vide entre Molly et Pierre.) Y a-t-il… euh… quelque chose d’autre qu’il faudrait que je sache ?
Pierre regarda brièvement Molly, puis hocha légèrement la tête à l’intention du spécialiste.
— Je ne suis pas le père biologique d’Amanda. Elle est née par fécondation artificielle avec le sperme d’un donneur.
— Je m’en doutais. Connaissez-vous les origines ethniques du père ?
— C’est un Ukrainien.
Le médecin ne parut pas surpris.
— Il y a beaucoup d’Européens de l’Est qui ont une constitution plus massive, un visage plus gros et une pilosité plus développée que les Occidentaux. Pour le moment, en ce qui concerne sa morphologie, je pense que vous vous inquiétez pour rien. Il est évident qu’elle doit ressembler à son père biologique.
Pierre prit sa voiture pour se rendre à San Francisco. Il se gara devant l’immeuble délabré et appuya sur le bouton marqué gardien. Quelques instants plus tard, une voix féminine qu’il connaissait lui demanda :
— C’est pour quoi ?
— Mrs Proctor ? C’est encore moi, Pierre Tardivel. J’ai juste une petite question supplémentaire à vous poser, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— On doit vous repasser Columbo , au Canada.
Pierre ne put s’empêcher de sourire, même s’il n’avait pas le cœur à plaisanter.
— Excusez-moi, mais si je pouvais seulement…
Il fut interrompu par le bourdonnement de la porte dont le mécanisme d’ouverture se déclenchait. Il la poussa et entra dans le couloir sinistre qui menait à l’appartement 101. Un vieil Asiatique sortait de l’ascenseur et jeta un coup d’œil soupçonneux à Pierre. Mrs Proctor ouvrit juste au moment où ce dernier allait frapper.
— Merci de me recevoir une nouvelle fois, lui dit Pierre.
— Je plaisantais, lui dit la grosse femme au menton en boule.
Elle s’était fait couper les cheveux depuis sa dernière visite.
— Entrez, entrez, dit-elle en s’effaçant.
La télé était allumée. On passait Le juste prix .
— Je voulais simplement vous poser une autre question sur votre mari, dit-il en s’asseyant sur le canapé. Si vous…
— Bon Dieu, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez bu.
Il se sentit rougir.
— Non. J’ai un problème neurologique, et…
— Ah ! Excusez, dit-elle en haussant les épaules. On voit des tas de soûlauds dans le quartier. C’est pas la crème, ici.
Il prit une profonde inspiration pour essayer de se calmer.
— Juste une question rapide. Ça va vous sembler bizarre, mais est-ce que votre mari souffrait d’un problème génétique ? Vous voyez ce que je veux dire. Un truc qu’il aurait hérité de ses parents. Du diabète, de l’hypertension, par exemple.
Elle secoua la tête.
— Non.
Il plissa les lèvres de déception. Mais peut-être…
— Savez-vous de quoi ses parents sont morts ? demanda-t-il. Si l’un d’eux était mort d’une maladie cardiaque, par exemple, Bryan aurait pu hériter d’un mauvais gène.
Elle le regarda d’un drôle d’air.
— Ce n’est pas très intelligent de dire ça, jeune homme.
Il battit des paupières, désorienté.
— Je vous demande pardon ?
— Le père et la mère de Bryan sont tous les deux en vie. Ils habitent en Floride.
— Ah ? Je suis vraiment désolé.
— Désolé qu’ils soient vivants ?
— Non, non, désolé d’avoir commis un impair. Mais… encore une chose. Ils sont en bonne santé ? Ils n’ont pas la maladie d’Alzheimer ?
Mrs Proctor se mit à rire.
— Le père de Bryan fait ses dix-huit trous tous les jours, et sa mère a une forme du tonnerre. Ils n’ont aucun problème de santé.
— Quel âge ont-ils ?
— Voyons voir… Ted a quatre-vingt-trois ou quatre-vingt-quatre ans, et Paula doit avoir deux ans de moins.
Pierre hocha la tête.
— Merci beaucoup. Euh… juste une dernière question. Avez-vous entendu parler d’un homme nommé Burian Klimus ?
— C’est quoi, ce nom ?
— Ukrainien. Il est vieux, quatre-vingts ans passés. Chauve, bâti comme un catcheur.
— Je ne connais personne de ce genre.
— Peut-être sous un autre nom ? Ivan Marchenko, ça ne vous dit rien ?
Elle secoua la tête.
— Ou un nommé Grozny, Ivan Grozny ?
— Désolée.
Pierre se leva du canapé. Peut-être que Bryan Proctor était une fausse piste. Peut-être que Chuck Hanratty en avait simplement après son argent ou ses outils. Après tout, Bryan semblait avoir un profil génétique correct, et…
— Euh… Vous permettez que j’aille aux toilettes avant de partir ?
Elle lui montra un couloir éclairé par un globe en verre dépoli suspendu au plafond.
Il la remercia d’un signe de tête et s’avança lentement dans la petite pièce aux murs bleu pâle et aux sanitaires vert foncé. Il referma la porte, obligé de forcer un peu pour la faire entrer dans son cadre. Elle avait dû se déformer à cause de l’humidité de la douche. Il se sentait complètement idiot quand il ouvrit la porte-miroir de la petite armoire à pharmacie pour regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. Mais il trouva ce qu’il cherchait. Un rasoir Gillette ! Il le glissa dans sa poche, prit soin de tirer la chasse et de faire couler un instant l’eau du lavabo. Puis il sortit.
— Merci beaucoup, dit-il, espérant que son embarras n’était pas trop visible.
— Pourquoi avez-vous posé toutes ces questions ? demanda-t-elle.
— Oh ! rien. Juste une intuition ridicule. Désolé de vous avoir dérangée.
Elle haussa les épaules.
— Ne vous inquiétez pas pour ça.
— Je ne vous ennuierai plus.
— Pas de problème. Je dors beaucoup mieux la nuit depuis que vous… depuis que ce Hanratty a passé l’arme à gauche. Revenez quand vous voudrez. En plus, j’aime bien Columbo .
Après avoir quitté l’immeuble, Pierre se dirigea vers le siège de la police de San Francisco.
Molly avait demandé deux ans de congé parental, soit le maximum admis par le règlement de l’université sans perte d’ancienneté. Elle se rendait toutefois sur le campus une demi-journée par semaine pour y recevoir les étudiants dont elle dirigeait la thèse et pour assister aux réunions de sa discipline. Pierre était à San Francisco, et c’était Mrs Bailey qui gardait Amanda.
Après le départ de son dernier étudiant, Molly profita du PC qui était dans son bureau pour faire quelques recherches en ligne à l’aide de Magazine Database Plus, la base de données aux joies de laquelle l’avait initiée Pierre.
Elle était sur le point de se déconnecter lorsqu’une pensée lui vint. Elle avait essayé de digérer ce que le Dr Gainsley leur avait expliqué, mais elle ne comprenait pas tout. Elle lança une recherche en écrivant : « élocution, anomalies ». Il y avait plus de trois cents articles sur la question. Elle annula sa demande et réfléchit. Qu’avait dit exactement le Dr Gainsley ? Quelque chose sur l’os hyoïde ? Elle n’était même pas sûre de savoir écrire ce mot correctement. Mais cela valait la peine d’essayer. Elle cocha l’option : « recherche dans le texte intégral » et tapa : HYOÏDE. L’écran se remplit immédiatement de citations de quatorze articles. Elle les parcourut et relut plusieurs fois trois d’entre elles.
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